Par Igor Martinache
Peu d’objets plus que les médias ne cristallisent autant de passions contradictoires. Alors que chacun est prompt à dénoncer tel ou tel de leur manquement réel ou supposé - traitement superficiel ou erroné de certains sujets, hiérarchisation douteuse des informations, connivence complice avec les classes dominantes, soumission à l’égard des actionnaires, annonceurs, ou des décideurs politiques, ou encore abrutissement voire endoctrinement des « masses »-, tous s’accordent également à y reconnaître un enjeu essentiel dans la construction d’une société démocratique [1]. Force est de constater d’abord que l’expression même de « médias » masque un certain flou conceptuel : ceux-ci pouvant en effet désigner à la fois « des instruments de communication et des acteurs particuliers du monde social » [2], chacune de ces deux catégories recouvrant qui plus est une certaine hétérogénéité. Si l’on s’en tient à la définition retenue par les mêmes auteurs des médias comme « supports chargés, entre autres, d’offrir à leurs publics des représentations de l’actualité », il importe d’interroger leur prétention à se présenter comme de simples médiateurs, « entre gouvernants et gouvernés, entre annonceurs et consommateurs, entre artistes et publics, ou encore entre les élites elles-mêmes », ainsi que la « professionnalisation » relative de ce secteur [3], tout en notant qu’ « on ne peut isoler les médias du contexte sociohistorique dans lequel ils s’inscrivent », et plus précisément des « efforts successifs des acteurs politiques [et économiques] pour monopoliser, contrôler, encadrer ou réguler l’univers médiatiques » et de la tension entre les deux processus majeurs dans lesquels s’est inscrit leur développement : l’essor du capitalisme et la « démocratisation », dont il ne faut cependant pas exagérer la linéarité [4].
De même que les médias n’ont cessé de connaître des transformations, au gré des évolutions techniques, mais aussi donc et surtout politiques et économiques, leur critique a elle-même évolué. Et le point que cette livraison de Mouvements propose aujourd’hui de faire sur cette question s’avère donc tout sauf inutile. Comme l’explique Samira Ouardi dans l’article introductif de ce dossier, la définition de la critique ici retenue est essentiellement politique, en ce qu’elle se rattache à la problématique de l’émancipation. Non sans prémunir les lecteurs contre une approche réductrice qui considérerait que « le « pouvoir médiatique » [serait] concentré entre les mains des grandes rédactions et des grandes chaînes de radio-télévisions », étant donné que « les chemins de la culture d’une société [sont] bien plus complexes », celle-ci propose ensuite des éléments de cadrage sur les principaux auteurs de théories critiques des médias, de Gramsci à Bourdieu et Chomsky en passant par Debord et les situationnistes ainsi que les membres de l’école de Francfort, Adorno et Horkheimer en tête.
Ces derniers ont justement fait l’objet eux-mêmes de critiques assez unanimes venues de tous bords, sur lesquelles Olivier Voiron propose de revenir avant de tenter de réhabiliter leur théorie critique des médias, au centre de laquelle se trouve le concept d’ « industrie culturelle ». Tout le malentendu, écrit-il en substance, vient de ce que les critiques de cette critique oublient en fait de la rattacher à une théorie plus large de la société dans laquelle l’inscrivaient les deux auteurs de La dialectique de la raison [5], et marquée notamment par l’extension du processus de marchandisation.
A l’instar du capitalisme, la critique des médias semble omniprésente, mais elle est en fait le plus souvent métabolisée par le « système » même dont elle prétend dévoiler et enrayer les logiques de fonctionnement [6] : elle est ainsi désormais très présente dans les médias eux-mêmes, à travers des émissions comme les « défuntes », Arrêt sur images et L’hebdo du médiateur, qu’analysent respectivement Barbara Fontar et Hélène Romeyer, en montrant notamment combien ces deux entreprises de critique « interne » se gardaient bien d’une montée en généralité pour s’en tenir au contraire à une critique « événementielle » [7]. Reste qu’il ne faudrait pas pour autant opposer trop rapidement critique théorique et générale et la pratique d’une veille quotidienne sur les « déviances » quotidiennes des différents médias quant aux principes qu’ils prétendent incarner. Il s’agit au contraire d’allier les deux pour tenter d’échapper au double-écueil qui était notamment opposé à Pierre Bourdieu, celui d’être tantôt « trop abstrait » et tantôt « trop concret ». C’est ce que rappelle Henri Maler, co-fondateur de l’association Acrimed (Action-critique-médias) dans un riche entretien avec Samira Ouardi. Entretien où il revient sur les raisons d’être de cette « association passerelle » vis-à-vis des mouvements sociaux, à commencer par le constat d’un « vide politique » concernant la question des médias ; et où il explique également, entre autres, que « c’est la croyance dans le pouvoir des médias qui renforce le pouvoir des médias ».
Les entreprises non-marchandes de critique des médias n’en sont pas moins dépourvues de contradictions, comme le suggèrent l’entretien collectif réalisé par Samira Ouardi et Sylvia Zappi avec deux militantes du collectif Mix-Cités, un représentant du Parti Communiste français en charge de l’information, et Xavier Renou, le médiatique fondateur-animateur du réseau des Désobéissants. En revenant pour sa part sur la genèse du RICA (« Réseau International de Communication Alternative »), né dans le sillage du mouvement altermondialiste, dont la révolte du Chiapas de 1994 et l’opposition au sommet de l’OMC à Seattle en 1995 ont marqué l’acte de naissance symbolique, Benjamin Ferron met également en évidence ces tensions internes. Il suggère ainsi que ce projet est « le produit d’une série de luttes entre des agents qui ont des trajectoires politiques hétérogènes », et que s’opposent notamment en son sein deux conceptions antagonistes de ce que doit constituer cet outil inédit : un réseau d’information sur les actes et la nature des adversaires désignés, dans une optique journalistique, ou un réseau de communication entre ses membres, adoptant alors une tonalité prioritairement militante. Cette tension entre une conception « professionnalisée » du journalisme et celle de sa nécessaire ouverture à tous en vertu du principe de l’open publishing traverse l’ensemble du réseau Indymedia, ainsi que le développe également Yannick Estienne dans sa contribution.
Ce dossier, qui s’efforce donc de relier théorie et pratique, comprend également entre autres les témoignages de membres de différents médias « alternatifs » (appellation que certains réfutent cependant par ailleurs) recueillis par Danielle Follet, ainsi qu’un entretien avec Armand Mattelart, qui revient sur sa propre trajectoire de chercheur et de militant, marquée notamment par un séjour au Chili au début des années 1970 avec l’expérience socialiste et le coup d’état contre le régime démocratiquement élu de Salvador Allende en 1973. A lire enfin l’hommage qu’Yves Sintomer rend au philosophe Daniel Bensaïd, récemment disparu, ainsi que la lecture critique que Daniel Sabbagh fait de l’essai de Walter Benn Michaels et de sa réception publique quasi-unanime [8]. Mais si nombre des critiques de ce spécialiste des discriminations touchent indéniablement juste, il n’en reste pas moins que l’on peut rester en désaccord avec lui quant à la portée politique de ce pamphlet, et considérer en particulier que loin de constituer une simple « disqualification outrancière de l’action antidiscriminatoire », celui-ci invite davantage à une certaine vigilance face à l’instrumentalisation politique ou économique que certains décideurs économiques et politiques - notamment au MEDEF ou à l’UMP, dont l’engouement pour la question ne peut manquer d’intriguer- font de certains dispositifs pour évacuer un débat sur les inégalités économiques, de revenus ou de patrimoines [9]. Il n’en reste pas moins que s’il n’existe pas en soi de concurrence des luttes, et que la question de la « racialisation » de la société française [10]comme des inégalités de genre méritent une attention fine, et même simultanée [11], il n’en reste pas moins qu’ils peuvent être politiquement construits comme étant en concurrence. Et dans ce cas, un essai comme celui de Benn Michaels, s’il révèle utilement certaines formes d’instrumentalisation de la lutte contre les discriminations, présente le risque d’être utilisé en sens inverse pour légitimer au contraire les discriminations [12].