Par Abdallah Zouhairi [1]
A travers son ouvrage, l’auteur qui est à la fois sociologue et danseur, nous présente le résultat de plusieurs années de « participation observante » au sein du milieu de la danse contemporaine française. Issu d’une thèse de doctorat, cet ouvrage peut à première vue être placé dans le cadre d’une sociologie des professions qui renait en France et qui n’est pas sans rappeler les travaux pionniers des sociologues américains de la deuxième vague du courant dit « Ecole de Chicago ». A partir de son immersion dans le milieu de la danse, l’auteur-danseur réalise une microsociologie de cette profession à partir de sa fréquentation et de ses entrevues avec plusieurs danseurs et chorégraphes. L’approche qualitative choisie a permis une exploration fine de plusieurs aspects tels que l’entrée dans la profession, les auditions, la relation danseur-chorégraphe, la vie du danseur y compris son « destin sexuel », l’organisation de la carrière et les modalités de conversion après la danse.
Pour aborder ces questions, l’auteur ne s’est pas imposé des cadres théoriques lourds qui auraient pu limiter sa liberté et son point de vue mais a basé son travail sur une « grounded theory » qui lui a permis de donner à son terrain toute la puissance et la fertilité possibles. Ceci malgré le fait que l’auteur considère son enquête comme l’ébauche d’une sociologie de la croyance à partir de laquelle le danseur et son entourage construisent et pré-construisent une représentation du métier et de la vie du danseur contemporain comme étant précaires, libres et aléatoires.
La structure de l’ouvrage a le mérite d’être chronologique par rapport à la carrière du danseur contemporain. C’est sa vocation de vouloir faire un métier « corps et âme » qui est à la base du projet du danseur contemporain, projet qui se concrétise dans les auditions. Or cette description des auditions des danseurs en présence des chorégraphes est parmi les points forts de cet ouvrage. Le recrutement ne se fait pas toujours à partir des CV, mais à partir d’une présence « authentique » et d’une « rencontre » entre chorégraphe-recruteur et danseur-candidat. Des critères techniques, artistiques et mêmes affectifs président à la sélection des candidats. On notera que ces auditions qui se passent en présence de tous les danseurs-candidats génèrent une forte concurrence au sein du groupe des danseurs postulants, concurrence renforcée par la rareté des places et les contraintes matérielles exigeant de trouver un « poste » de danseur auprès d’un chorégraphe. La description des auditions par P.E. Sorignet permet peut être de dégager la typologie d’un modèle de recrutement spécifique aux professions artistiques par rapport aux autres professions « établies ».
Une grande partie du livre est dédiée au travail lui-même du danseur et à la description des modalités selon lesquelles les danseurs s’installent dans le métier et s’y maintiennent à travers diverses stratégies individuelles et collectives. Le réseau social des danseurs est à la fois un réseau d’information et une unité d’identification sociale et professionnelle.
Cette identification est à lier avec la construction d’une croyance autour de la danse et de ses « coulisses ». Les multiples dimensions de la vie du danseur se trouvent fortement imprégnées par les représentations et les attitudes du danseur envers sa propre profession mais aussi par le point de vue des « autres » non-danseurs. Parmi les aspects les plus marquants de cette identification, l’orientation sexuelle de plusieurs danseurs est fortement corrélée à cette croyance. Celle-ci dans sa dimension extérieure donne à voir la danse comme une activité fortement associée à une expression totale du corps. Pour cette croyance, la dimension sexuelle dépasse la polarité du masculin-féminin et lui substitut une homosexualité moins contraignante et plus apte à permettre au corps une grande liberté de mouvement et de création.
Si la carrière des danseurs se vit par et pour le corps, celui-ci se trouve être un élément critique dans les trajectoires de ces professionnel(les)s. Blessures, maternité et vieillissement peuvent être des événements physiologiques qui prennent l’aspect d’ « événements de vie » et qui deviennent décisifs dans la fin, la restructuration ou la conversion de la carrière du danseur.
L’ouvrage de P.E. Sorignet est donc un témoignage de l’« intérieur » d’un sociologue-danseur, il est aussi un important corpus sociologique qui est innovant dans la mesure où il adopte une démarche peu suivie dans la tradition sociologique française. On pourrait regretter l’absence d’une bibliographie à la fin du livre, qui aurait pu conforter le double usage de ce livre en tant qu’immersion dans le milieu de la danse contemporaine en France et en tant que travail de recherche sociologique.
