Par Julien Beaugé [1]
Quelques mois à peine après la publication d’un numéro spécial de la revue Critique internationale consacré au « féminisme islamique » [2], c’est aux « engagements féminins au Moyen-Orient » de faire l’objet d’un recueil d’articles. Dans les deux cas, on ne peut que se réjouir de la qualité des travaux publiés, mieux, des intentions savantes qui les guident, notamment parce qu’ils témoignent du développement d’une approche plus sereine et construite de cet artefact, surinvesti idéologiquement, que constitue « la femme orientale » ou « la femme musulmane ». Revenons donc brièvement sur quelques-uns des axes de ce numéro.
Engagements féminins et ordre traditionnel
L’un des enjeux - l’une des contraintes ! - de l’étude des engagements féminins paraît être de devoir les confronter avec l’ordre traditionnel des sociétés dans lesquelles elles se déploient... ou avec l’idée que l’on s’en fait. Ainsi, en étudiant les pratiques de conciliatrice de Shaikha Saida au Yémen, Maggy Grabundzija entend montrer que le concept d’honneur utilisé habituellement en anthropologie ne saurait rendre compte totalement de la répartition des pouvoirs, notamment celui de dire le droit, entre hommes et femmes [3]. Une femme peut en imposer aux hommes par sa « respectabilité » et agir comme conciliatrice - mais non comme juge, rôle masculin - dans les conflits qui les opposent, à propos d’un divorce, d’un héritage terrien, etc. Cette « respectabilité » passe par le respect des règles de conduite qui s’imposent aux femmes. On doit aussi reconnaître aux femmes conciliatrices un certain « sens de la justice » - mais non une compétence en droit religieux, coutumier ou positif. De même, la représentation de l’honneur féminin a fait l’objet d’un douloureux travail symbolique dans la société palestinienne, bien rendue par Stéphanie Latte Abdallah [4]. Parce que les femmes palestiniennes incarcérées étaient soupçonnées d’être violées ou l’étaient effectivement par la police israélienne, elles furent d’abord déconsidérées. Mais le déshonneur (sexuel) de ces femmes est devenu, sous l’effet de la lutte de libération nationale, leur honneur, celui de combattantes loyales à la cause palestinienne et s’engageant totalement dans la résistance à l’ennemi.
Ces luttes de définition à propos du capital symbolique dont peuvent disposer les femmes se retrouvent également dans les différents articles évoquant le charisme religieux de certaines d’entre elles. L’engagement spirituel paraît en effet être l’engagement féminin le plus légitime, celui à même de justifier de nombreuses subversions des rapports entre hommes et femmes. Aurelia Ardito rend ainsi compte de l’émergence d’un « leadership religieux féminin » (p. 77), à travers le cas des relations des enseignantes (anisa) soufies des cercles féminins de la confrérie Qubaysiyya à Damas avec leurs disciples [5]. La relecture critique de la biographie d’Umm Irînî (1936-2006), moniale copte érigée en sainte martyre, est aussi riche d’enseignements [6]. Par un investissement spirituel total, en dépit de l’opinion de sa famille, hostile à son engagement monastique, celle-ci a grandement contribué à vivifier le monachisme féminin copte et à lui imposer le respect de la règle de saint Pacôme. Catherine Mayeur-Jaouen montre bien comment le charisme religieux qu’elle a ainsi obtenu, jusqu’à la reconnaissance d’une « sainteté féminine », peut constituer la voie légitime d’accès à une position de pouvoir religieux extraordinaire au point qu’on lui a attribuée une influence décisive sur l’élection du patriarche Shenûda. Il faut toutefois rester prudent : cette position reste une position extra-institutionnelle, qui repose davantage sur un « charisme personnel » que sur un « charisme d’institution » (selon la distinction wébérienne) ; elle ne participe pas effectivement à l’élection, ou n’y participe que par une prophétie et par ses prières. La question de la reproduction de cette position et donc de l’institutionnalisation du charisme religieux féminin se pose alors. En Egypte, toujours, on peut constater que la position des da’iyat, ces prédicatrices donnant des enseignements religieux aux femmes musulmanes, dans les mosquées ou dans des salons de la bourgeoisie (ici étudiés par Sofia Nehaoua) [7], s’est progressivement institutionnalisée, l’Etat égyptien souhaitant les contrôler [8].
Quoi qu’il en soit, ces études témoignent de la plasticité d’un certain nombre de catégories parfois utilisées de manière trop rigide. Ainsi, la séparation des espaces publics et privés, qui est aussi une séparation entre hommes et femmes, peut faire l’objet de lectures plus complexes. La maison, espace privé et féminin par excellence, peut ainsi être constitué en espace semi-public, qu’il s’agisse, dans le cas de la conciliatrice yéménite, de recevoir les différentes parties du litige ou, dans le cas des féministes arabes du début du siècle ou des da’iyat contemporaines, de constituer des salons où l’on se réunit pour parler littérature, politique, religion ou...de soi. L’étude de S. Nehaoua sur les succès de la prédication salafie dans les couches bourgeoises d’Héliopolis pointe aussi les ambivalences voire les contradictions de ces femmes. Tandis qu’elles revendiquent haut et fort un modèle féminin traditionnel, voué à sa maison et à sa famille, elles passent une grande part de leur temps loin de leurs foyers, y rentrant souvent tard le soir. On voit ici tout l’intérêt de la démarche ethnographique pour confronter les discours et les pratiques.
Un certain nombre de ressources sont à la disposition des femmes pour légitimer leurs activités ou leurs revendications. D’abord, les changements qui ont affecté la condition féminine depuis plusieurs décennies (et qu’il faudrait, naturellement, décliner à chaque fois de manière plus précise et nuancée selon les contextes géographiques et sociaux) : scolarisation massive, accès à l’emploi, élévation de l’âge au mariage (et donc de l’âge en situation de célibat), baisse de l’indice de fécondité... Etant donné l’échantillon des études soumises à notre lecture, il apparaît que le recours à la religion est aussi central, ou plutôt le recours à l’exemplarité ou à l’excellence religieuse. La légitimation de nouvelles pratiques (comme l’accès à l’espace public urbain, qu’il s’agisse des musulmanes voilées ou des coptes qui s’insèrent dans des réseaux de sociabilité et dans des espaces légitimes car religieux) ou du refus de pratiques patriarcales (comme le fait de décider de l’avenir de la jeune fille contre son gré dans le cas de Umm Irînî) peut passer par l’appel à des valeurs plus hautes et difficiles à contester, surtout quand les jeunes générations, scolarisées et mieux encadrées, sont capables de tenir un véritable discours religieux « savant ». Ceci peut contribuer à expliquer la « salafisation » des classes moyennes et supérieures musulmanes égyptiennes (S. Nehaoua) ou, plus généralement, le « puritanisme » de la société égyptienne (C. Mayeur-Jaouen, à propos des coptes et des musulmans). La loi étatique peut aussi être mobilisée : Valérie Pouzol évoque le rôle joué par la Cour constitutionnelle israélienne en faveur de certaines revendications féminines. On notera cependant que la réception de ses décisions auprès des milieux religieux est loin d’être évidente et que, de toute façon, le droit religieux (ou, au moins, le respect de la tradition juive orthodoxe) paraît jouer un rôle déterminant dans la prise même de la décision. Enfin, au regard de l’article de M. Grabundzija, on pourra constater que l’ethos peut paradoxalement aller dans le sens de l’acceptation de certaines positions de pouvoir pour les femmes.
Les « espaces des engagements féminins »
Parler « des espaces des engagements féminins » (p. 3), comme le font Leila Dakhli et Stéphanie Latte Abdallah dans leur éditorial, reprenant ainsi une approche très utilisée en sociologie politique, ne peut que réjouir ceux qui espèrent une meilleure construction théorique des études sur les populations, les institutions, les pratiques et les symboles des mondes musulmans. En effet, d’un point de vue savant, on s’offre ainsi de meilleures chances de rompre avec des approches trop engagées, mais également de pratiquer des comparaisons plus contrôlées entre sociétés. Par ailleurs, c’est aussi réintégrer à une commune humanité, soumise au même « esprit sociologique », celles et ceux auxquels, par ethnocentrisme, intérêt ou paresse intellectuelle, on a souvent pris l’habitude d’appliquer des schémas grossiers et/ou spécifiques - comme avait pu le dénoncer Edward Saïd il y a déjà plus de trente ans [9]. Ces préalables évoqués, il nous faut en venir aux résultats provisoires de l’enquête. Le très court éditorial de ce recueil témoigne certainement - à la différence de la longue introduction balisant la lecture des articles sur le féminisme islamique de la revue Critique internationale [10] - que l’enquête (collective) ne fait que commencer et qu’il s’agit surtout de lancer des pistes de recherche (ou des « fils directeurs », p. 6)pour la constitution d’un champ de recherches très étendu.
En brassant l’ensemble des contributions, on est d’abord frappé par la proximité des engagements féminins étudiés. Ces femmes, qu’elles soient musulmanes, chrétiennes ou juives, sont confrontées à des problématiques très semblables : toutes revendiquent, dans un contexte où elles ont davantage accès à la scolarisation et/ou à l’emploi, et dans lequel la famille même est davantage devenue un lieu de pouvoir partagé entre les époux, l’accès à des positions, à des espaces, à des postures traditionnellement monopolisés par des hommes. Une femme juive orthodoxe israélienne résume bien leur posture, chacune dans leur champ religieux respectif : « Parler en public, prendre des responsabilités, c’est féministe(...)Nous les femmes religieuses ne souhaitons pas annuler toutes les obligations mais en déplacer les limites. » (p. 38). Posture donc à la fois modeste, car respectueuse des limites que fixe leur religion, qui ose se dire féministe mais à condition d’en limiter le sens, et ambitieuse, car ces femmes sont souvent très éduquées, convaincues de leur bon droit et peuvent ressentir un certain malaise par rapport au décalage entre leur éducation, leur réussite sociale, leur engagement dans leur foi, et leur absence de représentation dans les instances du pouvoir religieux. C’est très net dans le cas des quelques femmes juives orthodoxes et ultra-orthodoxes étudiées par V. Pouzol qui, depuis les années 1980, revendiquent la participation au culte (prier publiquement), l’accès aux études religieuses et même à un certain pouvoir de dire le droit religieux (sur les questions qui concernent les femmes : sexualité, mariage, divorce). Le cas des musulmanes (étiquetées « féministes ») a été largement étudié ailleurs, par Margot Badran notamment [11] .
L’ambiguïté de cette posture se retrouve bien dans les rapports à l’étiquette « féministe », souvent refusée (et rejetée) par les concernées (mais obligées de se positionner et parfois de l’adopter a minima, comme on l’a vu) et appliquée parfois « objectivement » par les chercheurs (ce qui n’est pas sans poser de problèmes, le féminisme étant un mouvement politique et donc aussi une « injure polie » [12]). En effet, les engagements féminins sont d’abord nés dans le cadre des luttes nationales contre les pouvoirs coloniaux. Ils sont ainsi historiquement très politisés, au moins pour une part d’entre eux, et très liés à l’idéologie nationale ou religieuse. Autrement dit, des revendications féminines indépendantes - donc tournées autour de la seule question du genre - peuvent apparaître comme autant de trahisons à la « communauté imaginaire » d’appartenance, ce qui explique certainement les violentes réactions à ce qui est perçu comme autant de violations intolérables d’un ordre symbolique considéré comme sacré : comme le fait, pour des femmes juives, de venir, aujourd’hui, prier au Mur des Lamentations ou, pour des femmes musulmanes, en 1928, à Damas, de se dévoiler publiquement [13]. Cela explique certainement aussi l’image déplorable dont est affecté le « féminisme laïque » (importé de l’étranger, antireligieux, divisant le groupe), d’ailleurs fort peu étudié ici (comme dans le numéro de Critique internationale), ce que l’on peut regretter.
De quels engagements s’agit-il donc ? D’abord d’engagements (plus ou moins) religieux ou de « femmes religieuses » : monachisme copte, organisations de femmes juives orthodoxes, engagements dans une confrérie soufie... D’engagements (plus ou moins) politiques aussi : prises de position publiques ou manifestations pour l’indépendance nationale ou à propos de la « question de la femme », mouvements de libération nationale palestiniens, partis politiques palestiniens en Israël... Le terme d’engagement est certainement utilisé de manière trop extensive, l’activité de conciliatrice de Shaikha Saida ne semblant pas correspondre véritablement à un engagement. Des engagements très inégalement investis et coûteux sont étudiés : l’engagement total des moniales coptes ou des musulmanes soufies de Damas, l’assistance hebdomadaire à des salons de prédication religieuse (et de sociabilité !) en Egypte, la participation occasionnelle au milieu associatif local des femmes palestiniennes. Les relations entre les engagements politiques et religieux, entre les engagements partisans et associatifs, traités ici, sont multiples. Elisabeth Marteu pointe, pour le cas palestinien, à la fois les relations de concurrence et d’échange (d’hommes, d’idées, de fonds) entre le traditionnel engagement politique nationaliste et le développement de formes d’engagements associatifs, moins politisés, plus localisés, techniques et professionnels. Ceux-ci se développent sous le double effet des contraintes imposées par les financements internationaux (les bailleurs de fond souhaitant aider des populations ciblées, notamment les femmes, et non financer la cause palestinienne) et aussi des déceptions vis-à-vis de l’engagement politique, des partis ou de l’Etat [14] .
Si les auteurs parlent non de « l’espace » des engagements, mais « des espaces » de l’engagement, c’est certainement qu’outre la nécessité de distinguer, dans le temps, des espaces successifs de l’engagement, il faut aussi distinguer des espaces contemporains structurés sur la base des frontières nationales voire religieuses. Au niveau national, S. Latte Abdallah et E. Marteu montrent bien, à propos du cas palestinien, pourtant bien particulier, combien les engagements féminins (très inégaux) sont en partie le produit d’un travail de mobilisation militante de la part des mouvements politiques, Fatah et Hamas, mais aussi Parti communiste ou Mouvement islamique pour les Palestiniens d’Israël. Par ailleurs, en matière religieuse, la rigidité des clivages et la vitalité des engagements peuvent laisser croire qu’un fort cloisonnement de nature religieuse structure l’offre d’engagements féminins. Cependant, plusieurs articles donnent à penser que des échanges ont existé et existent entre ces différents espaces d’engagements. Ainsi, une des premières féministes arabes, la chrétienne libanaise Mayy Ziyādah, évoquée par Leila Dakhli, a écrit l’histoire des féministes égyptiennes, y compris musulmanes, au début du XXe siècle. Pour une période plus récente, C. Mayeur-Jaouen montre que le modèle d’engagement monastique féminin copte pratiqué et promu par Umm Irînî ne peut être compris sans le rapporter aux influences catholiques qu’elle a rencontrées. On peut songer plus sûrement encore aux premiers engagements féministes laïques, dont on a pu dire qu’ils étaient « indigènes, c’est-à-dire issus de milieux culturels et religieux nationaux [i.e. non exclusivement musulmans] et élaborant leurs programmes sur la base de réalités, d’idées et de revendications locales » [15].
Donner de la « profondeur historique » aux engagements féminins
Dans leur éditorial, Leila Dakhli et Stéphanie Latte Abdallah expriment tout à la fois la nécessité et la difficulté de donner de la « profondeur historique » (p. 5) à l’étude de ces engagements. Difficulté, parce que « ces mouvements informels ne laissent que peu de traces écrites » (p. 5). On comprend alors pourquoi la majeure partie des articles porte sur des engagements très contemporains et sollicitent surtout les méthodes de l’entretien et de l’observation ethnographique, tandis que les livres et la presse d’opinion semblent constituer le matériau premier du seul article traitant de faits datant d’avant la deuxième guerre mondiale [16]. Cinq auteures sur huit sont pourtant historiennes. Difficulté aussi parce que la dimension profondément engagée de l’objet, que ce soit pour le disqualifier (les femmes remettant en cause un certain ordre du monde) ou pour l’encenser (les femmes profondément religieuses incarnant l’idéal de la communauté nationale ou religieuse), rend les sources difficiles à appréhender, entre polémiques et hagiographies.
Nécessité pourtant, parce qu’il y a des générations différentes d’engagées et d’engagements, comme le montre l’étude des femmes palestiniennes incarcérées de Stéphanie Latte Abdallah, opposant une première génération de « prisonnières politiques » fières de son statut et engagées dans des luttes collectives à l’intérieur même des prisons israéliennes, à une génération post-Intifada moins cohérente, moins armée idéologiquement et victime de la politique carcérale israélienne. Nécessité encore, parce que le passé de ces femmes est mal connu et « réinventé » en fonction des besoins contemporains. C’est ce que montre notamment l’article de Leila Dakhli sur le débat suscité par la publication par une jeune musulmane, en Syrie, en 1928, d’un ouvrage de théologie revendiquant le droit au dévoilement pour les femmes musulmanes. Le hijab apparaît comme une « tradition réinventée » (à partir d’une pratique bien réelle du voilement, complet, surtout en ville) dans les luttes symboliques qui se sont jouées à partir des premières revendications féminines. Last but not least, nécessité, car seul ce détour par l’histoire permet de saisir combien les divisions actuelles n’ont pas toujours eu l’évidence qu’elles ont aujourd’hui : toujours avec Leila Dakhli, on peut constater (à défaut de l’expliquer tout à fait) que la focalisation sur les seules « chaînes des musulmanes » (pour reprendre l’expression d’un essayiste renommé de l’époque, Amîn Rîhânî) a émergé à l’occasion des polémiques suscitées dans les sociétés majoritairement musulmanes par les revendications féminines dans les années 1920, alors même que les femmes chrétiennes partageaient une condition semblable, notamment quant au voile.
Tous ces éléments indiquent la grande importance de continuer ce travail d’historicisation des conditions et des engagements féminins au Moyen-Orient, d’autant plus que Leila Dakhli et Stéphanie Latte Abdallah concluent que le paysage dessiné dans ce numéro est un « paysage en recomposition » (p. 7). Un dernier intérêt, tu ici mais explicité dans le dernier Critique internationale, doit être mentionné : l’écriture de l’histoire sert aussi à constituer des traditions légitimes d’activités ou d’engagements féminins, légitimation recherchée dans leur caractère ancien (i.e. pas complètement nouveau) et indigène (i.e. pas vraiment importé).