Par Christophe Delay [1]
A l’instar de Lahire qui cherche à comprendre les scolarités atypiques de certains élèves des classes populaires en réussite scolaire [2], Gaële Henri-Panabière cherche à expliquer pourquoi certains collégiens minoritaires au niveau statistique et dont les parents sont fortement diplômés, connaissent des scolarités difficiles qui les apparentent à des « méshéritiers ». L’ouvrage questionne plus généralement les transmissions familiales (dysfonctionnelles) en milieux culturellement dotés à travers la socialisation qui peuvent engendrer chez ces élèves l’échec scolaire, sans pour autant remettre en cause le fait, statistiquement avéré, que les enfants ayant une origine supérieure bénéficient de ressources culturelles familiales scolairement plus rentables que celles des familles populaires.
Les constats de l’auteure s’appuient sur deux types de matériaux : d’une part, l’analyse statistique d’un questionnaire rempli par 677 parents d’élèves (de toutes conditions confondues, d’élèves aux scolarités variables) de 6e et de 5e dans 4 collèges lyonnais ; d’autre part sur des entretiens approfondis avec vingt collégiens « méshéritiers » en difficultés scolaires, leurs parents [3] et leurs enseignants. La mise en perspectives de ces données quantitatives et qualitatives sont d’une grande richesse et se complètent : les analyses des entretiens prennent la forme d’études de « cas individuels » [4] permettant de poursuivre les pistes explicatives ouvertes par les constats chiffrés.
L’ouvrage se divise en deux parties : la première montre la pluralité des héritages au sein des familles interviewées, L’auteure se focalisant sur ce qui se transmet ou non au sein de la famille. La seconde se focalise davantage sur la manière dont le patrimoine culturel se transmet ou non.
Dans la première partie, Gaële Henri-Panabière montre que tout patrimoine familial n’est pas forcément scolairement payant, car à niveau de diplôme donné, certaines caractéristiques parentales peuvent parasiter la transmission d’un capital scolaire et favoriser les difficultés scolaires des enfants. Il ressort par exemple des analyses statistiques qu’une surqualification parentale par rapport à la profession exercée affaiblit la protection enfantine, contre l’échec scolaire, apportée normalement par le diplôme. L’analyse des entretiens permet d’expliquer ce fait : parce qu’ils n’ont pas été professionnellement payants, les diplômes et les efforts scolaires de certaines mères perdent de leur valeur aux yeux des enfants qui ne voient pas l’intérêt à travailler dur pour l’école au vu du parcours professionnel maternel en dessous de leurs qualifications. Dans d’autres familles focalisées sur la gestion d’un patrimoine immobilier économique, les parents ne lisent que des lectures peu légitimes de nature économiques, signifiant involontairement à leurs enfants que l’acquisition d’un capital culturel légitime (lectures scolairement rentables) n’est pas autant digne d’intérêt que celle d’un capital économique. D’autres parents encore disposent de certaines compétences scolairement rentables telles que la planification ascétique des activités au niveau professionnel, mais qui ne sont pas activées dans la sphère domestique, ces parents se « relâchant » alors et privilégiant des formes de spontanéisme. Leurs dispositions « ascétiques », rentables sur le plan scolaire, ne sont dès lors pas disponibles pour leurs enfants qui ne peuvent pas les mettre en œuvre à l’école. Dans d’autres configurations familiales encore, les parents détiennent des capitaux culturels mixtes, la mère disposant par exemple d’un CAP alors que le père a un niveau universitaire. Etant donné le quasi monopole des mères sur les questions éducatives on comprend mieux que leur manque d’aisance dans l’accompagnement scolaire des enfants puisse engendrer des scolarités juvéniles difficiles.
La trajectoire sociale des mères a également un impact sur la scolarité des enfants. Les analyses statistiques mettent en évidence que quelle que soit la profession exercée par les mères, le fait d’avoir sa propre mère d’origine populaire et de connaître une ascension sociale accroît le risque juvénile de connaître des difficultés. A nouveau, les entretiens menés apportent des éclairages explicatifs : un capital récent d’un point de vue intergénérationnel peut être plus difficile à transmettre qu’un capital ancien, car ces parents ont à inventer leurs propres pratiques en matière d’accompagnement culturel (ils n’ont en effet été que rarement soutenus scolairement durant leur propre enfance). Ainsi telle mère qui a renoncé aux incitations à la lecture pour ses enfants, lie cette attitude à l’injonction parentale qu’elle a reçue dans sa propre enfance (« travaille, ne perds pas ton temps à lire »). L’expérience scolaire passée des parents influence également la scolarité des enfants, les difficultés scolaires de certaines mères se transmettant à leurs enfants. Ainsi 29.9% des mères ayant rencontré durant leur propre enfance des difficultés en français ont un enfant qui rencontre les mêmes difficultés contre 17.7% dans l’ensemble de la population ; les difficultés dans une matière scolaire vont de pair chez ces mères avec une absence de suivi des devoirs. De plus, les analyses des entretiens mettent en évidence comment certains parents mettent en relation les qualités et défauts scolaires de leurs enfants avec les leurs comme s’ils semblaient « tenir de famille ». Le fait que les parents se reconnaissent dans certaines attitudes scolaires non conformes affaiblit parfois leurs injonctions à les corriger, des défauts tels certaines formes de paresse scolaire représentant une « marque de filiation » ou étant perçus comme des signes d’intelligence ce qui fait que les collégiens peuvent difficilement s’en défaire et lutter contre un trait hérité « naturellement ».
Dans la seconde partie de l’ouvrage, l’auteure se centre sur la manière dont certaines dispositions parentales se transmettent ou pas. La transmission ne s’opère en effet que sous certaines conditions matérielles et symboliques qu’il n’est pas toujours facile à remplir et qui peuvent varier au fil de la biographie familiale. Tout d’abord, les analyses statistiques indiquent que les aînés ont moins de risques que les cadets d’être en difficulté quelque soit le capital parental [5]. En entretien, certains parents soulignent qu’ils travaillent davantage la lecture avec les aînés qu’avec les suivants, mettant une certaine intensité aux investissements éducatifs sur les premiers (du fait qu’ils découvrent alors de nouveaux rôles) alors qu’ils manifestent parfois pour les seconds une certaine lassitude provoquée par la répétition de certaines expériences éducatives contribuant à une baisse de leur disponibilité. Ensuite, l’auteure observe au sein de certaines familles une reprise de l’activité maternelle suite à un divorce, fait davantage probable en milieu culturellement favorisé [6], qui coïncide avec l’apparition de difficultés scolaires de l’un des enfants. Les mères qui subissent lors des divorces une solitude allant de pair avec une absence de relève éducative relâchent le contrôle des enfants, qui peuvent parfois regarder tard la télévision. La séparation peut également renforcer des divergences éducatives notamment autour des questions scolaires (intensité de l’exigence de travail) et affaiblir les injonctions parentales notamment aux efforts scolaires, les enfants étant de ce fait « tiraillés » entre des exigences contradictoires.
Dans son dernier chapitre, l’auteure explore les dimensions non plus matérielles mais symboliques de la transmission et en tire un certain nombre de conclusions très intéressantes, permetant de mieux comprendre comment au sein d’une même fratrie certains enfants peuvent hériter d’éléments différents du patrimoine culturel parental et connaître une réussite (plutôt les filles) alors que d’autres vivent l’échec scolaire (plutôt les garçons). Les analyses statistiques mettent tout d’abord en évidence que les modèles éducatifs sexués ont des incidences dans les types de relations qui se nouent entre enfants et parents, notamment dans le domaine scolaire où les garçons en difficultés sont contrôlés (vérification des devoirs) tandis que les filles sont davantage soutenues (encouragées, les parents répondant à leurs demandes d’aide [7]) ce qui produit des rapports différenciés aux contraintes et explique pourquoi les filles réussissent mieux que les garçons à l’école car elles intériorisent les contraintes scolaires sous forme d’autocontrainte. Par ailleurs, ces mêmes analyses soulignent que les pratiques de lecture sont plus intenses entre mères et filles qu’entre mères et fils. Cela s’explique par une « complicité fondée sur une identité sexuée » (p.147), les garçons ayant des goûts pour les bandes dessinées qui ne correspondent pas toujours aux goûts des mères ce qui limite le partage et les discussions autour des lectures, tandis que la complicité mère-fille autour de goûts communs (lecture de romans) contribue à les réunir (elles vont acheter ensemble des livres et parlent de leur contenu), ce qui favorise des rapports d’identification susceptibles d’accentuer le plaisir de la lecture chez les filles.
En conclusion de son ouvrage, Gaële Henri-Panabière souligne plusieurs points : tout d’abord, les productions et attitudes juvéniles non conformes aux attentes de l’institution ne tiennent pas à la nature des collégiens ou à leur mauvaise volonté (don) pas plus qu’elles ne seraient dues à une démission parentale. Son enquête montre qu’il ne suffit pas de vouloir réussir ou faire réussir, travailler ou faire travailler pour aplanir les heurts scolaires. De plus, les investissements familiaux sont utiles à condition qu’ils se manifestent dans des conditions qui les rendent efficaces, conditions qui peuvent s’avérer difficiles à réunir du fait des multiples déterminations qui pèsent sur la socialisation familiale. Au final, l’étude montre avec force et de manière convaincante que les situations qui sortent du cadre des tendances majoritaires ne constituent pas un point aveugle que la sociologie n’aurait pas vocation ou les moyens de comprendre.
Au final, une des vertus les plus évidentes de cette recherche consiste à mettre en évidence et avec force le fait que tous les élèves issus des catégories supérieures ne deviennent pas forcément des héritiers qui acquièrent dans leur milieu familial une culture scolaire de manière « naturelle » et « automatique » par « osmose » et sans effort. Cela permet de relativiser les travaux classiques de Bourdieu et Passeron [8] sur la transmission intergénérationnelle des inégalités scolaires. La limite d’une telle approche est à notre sens constituée par l’étendue de son pouvoir d’explication qui reste attaché à la compréhension de cas « atypiques » et « minoritaires » au niveau statistique. Comme le relève l’auteure elle-même, « seuls » 11% des élèves de parents cadres ne décrochent pas de baccalauréat alors que c’est le cas de 52% des élèves de parents ouvriers. Ce genre de recherche, si elle apporte de nouvelles connaissances importantes sur les modalités et les conditions des transmissions parentales scolairement payantes en milieu à fort capital scolaire, passe sous silence – quand bien-même l’auteure y souscrit – les grands mécanismes généraux de la société qui contribuent à reproduire les inégalités sociales, l’école fonctionnant toujours comme machine à classer et à élire les élèves des classes supérieures tout en excluant bon nombre d’élèves des catégories populaires [9] des scolarités plus « longues ». De telles approches bien qu’heuristiquement fécondes ne contribuent-elles pas au final à reléguer la question de la reproduction au « rang des vieilles lunes théoriques » [10] ?