Par Frédérique Giraud
C’est à un voyage dans le monde de la bricole que nous convient Françoise Odin et Christian Thuderoz, coordinateurs scientifiques de l’ouvrage Des mondes bricolés ?, qui vient de paraître aux Presses polytechniques et universitaires romandes. Bricole, bricoler, bricolage le tour d’horizon sémantique proposé en introduction montre la péjoration dont est victime le terme. Alors qu’il désignait à l’origine un instrument conçu par des ingénieurs militaires, il renvoie désormais à une activité un peu vulgaire, désorganisée, amateuriste… Ce balancement même fonde l’intérêt pour cette notion, comme le signalent Françoise Odin et Christian Thuderoz « [ouvrant] de riches questions de recherche. D’abord en termes de rapprochements inusités : entre la technicité et la ruse, l’organisation et le flou, le projet et la contingence, le décidé et le négocié, le sensible et l’intelligible » (p. 7)
Mêlant la voix de chercheurs de formations diverses, Des mondes bricolés nous invite à une relecture de Lévi-Strauss. Dans les pages liminaires de La Pensée sauvage Claude Lévi-Strauss introduit une différence entre le bricoleur et l’ingénieur. Ces pages fondatrices de la problématique de cet ouvrage nous sont données à lire : trois pages titrées « La poésie du bricolage » qui engendrent une problématique de recherche féconde. Cette opposition entre le bricoleur et l’ingénieur est-elle fondée ? C’est au contraire un constat de brouillage entre ces deux figures qui est posé ici. A ce doublon, les auteurs rajoutent la figure de l’artiste. Les contributions de Philippe Choulet et Frédéric Keck permettent une plongée dans les arcanes de la pensée lévi-straussienne. Leur lecture est fondamentale pour partir d’un bon pied explorer les « mondes bricolés ».
Vingt-quatre chapitres donc pour tester l’heuristicité de la notion de bricolage, examiner à nouveau la figure de l’ingénieur au regard des pratiques respectives du bricoleur, de l’artiste, leurs différences et ressemblances. Deuxième notion centrale dans cet ouvrage, celle de « mondes » issue des travaux de Becker [1], Sainsaulieu [2] ou encore Salais et Storper [3] Il s’agit pour les auteurs concurremment de « jeter un autre regard sur le monde, sa structuration ou son fonctionnement » (p. 13). Ils se demandent si l’on peut parler d’un « ordre social bricolé ».
Les contributions réunies dans la première partie de l’ouvrage, assemblées sous le titre Le bricolage comme concept d’élucidation du réel composent brique par brique des idéaux-type du bricoleur, de l’ingénieur… A chacun la mission de repartir de la pensée de Lévi-Strauss et de la préciser, détailler ou de la confronter à ses propres usages du terme [4]. La seconde et troisième partie visent à décrire dans différents mondes ou situations des usages de la notion de bricolage : apprentissage des mathématiques, savoir-faire des marins-pêcheurs, perruque ouvrière, formation étudiante, pensée de Hayek, usages du téléphone portable, romans, expérience et cérémonies religieuses, théâtre [5].
Le pacte qui anime tous les auteurs est la revalorisation académique du bricolage, et la volonté de gommer la systématicité de l’opposition entre bricoleur et ingénieur. Bricolage cognitif, bricolage religieux, bricolage méthodologique, il n’y a pas un bricolage mais des formes de bricolage. Si les contributions tiennent un pari, c’est celui de poser le bricolage comme un concept opérationnel, heuristique pour penser un certain nombre de pratiques sociales. Etonnante absence cependant de la notion de bricolage dans le domaine des pratiques culturelles, des travaux de De Certeau, de la notion de braconnage chez Hoggart et des liens avec celle de bricolage. Si l’une des leçons que l’on peut retenir de ces contributions est que les acteurs bricolent de façon incessante et nécessaire, reste à envisager les enjeux de pouvoirs gisant derrière la notion de bricolage, sur lesquels un silence pèse dans l’ouvrage.
Un ouvrage bricolé ? Extraits d’autres ouvrages, entretiens, photographies, dvd [6] dessinent un ouvrage composite. Bricolage interdisciplinaire également, l’originalité des Mondes bricolés étant de réunir des informaticiens, des mathématiciens, des sociologues, biologistes, gestionnaires et philosophes.