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Devenir anorexique. Une approche sociologique

L’ouvrage de Muriel Darmon est réédité en poche (La Découverte, 2008)

publié le mercredi 17 septembre 2008

Domaine : Sociologie

Sujets : Socialisation

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Par Samuel Lézé [1]

Il s’agit d’une étude audacieuse sur la production sociale de l’anorexie [2]. La première partie formule les enjeux méthodologiques de cette approche sociologique qui s’installe au coeur même d’un trouble à travers une série d’entretiens ethnographiques [3] ; la seconde décrit la façon de devenir anorexique à partir de l’autocontrôle alimentaire de patientes ; la troisième réinscrit ce processus dans l’espace social. Ce que je me propose de faire, à l’occasion de la réédition de l’ouvrage en format de poche, n’est pas à proprement parler une recension, travail déjà réalisé “à chaud” lorsqu’il fut initialement publié en 2003 [4], mais une discussion en trois temps. Je souhaite dégager (i). l’originalité sociologique de l’étude ; (ii). Les questions théoriques qu’elle pose pour une anthropologie générale de la santé mentale ; (iii). La portée de cette thèse dans une conjoncture où l’anorexie et “l’image du corps” deviennent un problème politique de santé publique.

Il y a dans cette démarche une profonde originalité. La description de l’incorporation de l’inégalité sociale, habituellement appuyée par l’épidémiologie, est ici mise en œuvre à travers une ethnographie de l’expérience d’un trouble qui a la particularité de se cultiver. Ainsi, contrairement à un usage courant du concept de “carrière” dans la sociologie nord-américaine des maladies mentales, Muriel Darmon ne se cantonne pas à l’analyse de la façon dont des individus découvrent et s’adaptent subjectivement à un trouble afin d’y trouver une solution [5], mais plutôt les conditions sociales de valorisation d’une conduite qui, maintenue dans toute sa radicalité, produit un trouble alimentaire. Le chapitre un, proposant une histoire du diagnostic, est la seule concession à la construction sociale de l’anorexie : comment, dans les termes de Ian Hacking, se “façonne” un type de personne dans l’interaction entre une classification, des comportements, des institutions et une connaissance ? Le processus central étudié, qui écarte l’hypothèse de la causalité médiatique au profit de l’interaction avec l’entourage familial immédiat, est bien de comprendre comment un simple régime destiné à provoquer l’amaigrissement ou à améliorer l’état de santé devient progressivement pour certaines jeunes filles un mode d’existence radicale et élitiste, dont l’horizon est simplement la mort. Curieusement, cette fin de carrière possible, statistiquement significative, n’est pas évoquée dans l’analyse.

Une autre difficulté, plus épineuse encore, vient cependant immédiatement à l’esprit : le cadre d’analyse est-il ad hoc, taillé sur mesure pour l’anorexie et sa sociogenèse ? ou bien est-il général, valable pour tous les troubles alimentaires (e.g. la boulimie) ou ceux touchant le corps [6] ? Est-il valable pour tous les troubles qui ne reposent pas implicitement sur le paradigme de l’addiction, c’est-à-dire une dépendance à une conduite ? On voit mal, en effet, comment appliquer cette démarche aux troubles qui ne reposent pas sur une action volontaire de transformation de soi comme la dépression, l’autisme ou même la schizophrénie qui s’impose à l’individu ? La sociologie (interactioniste, notamment) peut-elle penser les actions “involontaires” (obsession, pulsion, somatisation, etc.) ? Plus difficilement encore, la sociologie est-elle armée pour dépasser cette dichotomie entre actions volontaires et involontaires comme le suppose le concept de “carrière” dans sa dialectique du faire et du façonnage social de l’individu ? Si l’anorexie est une distinction volontaire d’adolescentes d’origine sociale moyenne et supérieure, le trouble actualise alors un ethos socialement situé de contrôle de son destin corporel et social où le corps devient un moyen, un « capital distinctif total ». Aussi, plus original qu’une simple sociologie de la maladie mentale, l’ouvrage porte t’il sur une pratique alimentaire et son détournement en tant que pratique culturelle dans un espace social particulier. Dès lors, on comprend mieux pourquoi certains anthropologues de la santé mentale considèrent cette déviance alimentaire comme une pathologie spécifique et transitoire à nos sociétés industrialisées, un “culture bound syndrom [7] voué un jour à se transformer ou disparaître... Le problème est alors d’identifier de quelles tensions sociales générales (e.g. changement de la place de la femme dans la société) résulte le trouble alimentaire.

Il est, enfin, tout à fait intéressant de relire cette étude à l’heure où, en France, l’anorexie est d’actualité et constitue désormais un problème de santé publique. En effet, depuis janvier 2007, la conjoncture politique porte son attention sur “l’image du corps”. Il s’agit de “limiter” ce qu’il faut bien appeler des pathologies sociales, à savoir le mal-être ou les troubles qui seraient provoqués par la société. Dans ce cadre, la “société” a une signification précise : c’est un milieu de diffusion de bonnes et de mauvaises représentations corporelles, un vecteur possible d’épidémie qu’il s’agit d’enrayer. La société est réduite aux “médias” et à leurs conséquences. L’État veille à la régulation des images. De ce fait, l’étiologie (ou la causalité) médiatique, hypothèse pourtant sujette à caution, est devenue une thèse légitimée par la loi adoptée le 15 avril dernier (sur une proposition de la députée UMP Valérie Boyer [8]) “visant à lutter contre les incitations à la recherche d’une maigreur extrême ou à l’anorexie” (je souligne). Or, la “causalité médiatique” ne passe plus seulement par les médias traditionnels (télévision et magazine féminin), mais aussi par l’internet où existent des sites “pro-anorexie” adeptes du mouvement nord-américain “pro-ana” [9] et tenus par des jeunes femmes qui diffusent les recettes pour devenir anorexique : mais ici, le régime alimentaire extrême est un régime de vie, une distinction valorisée. Or, c’est justement la valorisation publique de la maigreur (ou sa “transmission” volontaire) qui est criminalisée par la loi et non, comme certains ont pu hâtivement l’affirmer, l’anorexie en tant que telle. C’est bien plutôt la non-reconnaissance de l’anorexie en tant que maladie et “régime de mort” qui est inscrit dans la loi. Un rapport très récent du Sénat, qui demande l’amendement de la loi, souligne bien ce point tout en récusant la possibilité médiatique de provoquer le trouble :

Il est impossible de provoquer l’anorexie mentale. Il faut, pour devenir anorexique, une prédisposition dont la science ne sait pas encore dans quelle proportion elle est génétique ou psychologique. On peut donc légitimement s’interroger sur le bien-fondé d’une pénalisation de la provocation. Un procès, une amende, voire une peine de prison, constituent-ils des réponses adaptées au délire de malades, quand bien même ils le rendraient public sur Internet pour le partager avec celles et ceux qui sont atteints de la même pathologie ou prétendent l’être ? [10] (...) “Le seul effet prévisible est de risquer d’obérer les chances de guérison du mis en examen et de créer par là un martyre pour une cause qui n’attend que cette opportunité pour renforcer son délire d’élection et de persécution. [11]

Dans cette affaire, le conflit des politiques du trouble, régime de mort (délire de malades) ou régime de vie (esthétique de l’existence), se trouve au cœur des enjeux de santé publique en déplaçant les frontière des sphères publiques et privées. L’investigation de ces limites, moralement et politiquement intolérable, pourraient avantageusement prolonger l’enquête de Muriel Darmon.

NOTES

[1Anthropologue, chercheur post-doctorant au CNRS et membre de L’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux, (IRIS, EHESS, Paris). Son blog, consacré à l’anthropologie politique de la santé mentale, est référencé sur Liens socio : http://www.sleze.fr.

[2Sur la réception de l’étude par les professionnels, cf. Muriel Darmon, “Leur champ et le nôtre : esquisse d’analyse de la réception médicale d’une sociologie de l’anorexie”, in Samuel Lézé, Séminaire européen “sciences sociales et santé mentale”, séance du 16 janvier 2007, ENS Diffusion des Savoirs : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1855.

[3Sur les difficultés d’accès au terrain, lire en particulier : Muriel Darmon, « Le psychiatre, la sociologue et la boulangère : analyse d’un refus de terrain », Genèses, n° 58, 2005

[4Au moment de sa parution, j’ai consacré à cet ouvrage un compte-rendu détaillé dans L’homme, revue française d’anthropologie (n°173, 2005 : 274-75) disponible ici : http://lhomme.revues.org/docannexe1667.html.

[5Par exemple, Carol S. Aneshensel & Jo C.Phelan, Handbook of the sociology of mental health, New-York, Springer, 2006, 628 pages.

[6Plus largement, on peut également penser à l’auto-mutilation, voire à l’auto-amputation...

[7Rolland Littlewood, Pathologies of the West : An Anthropology of Mental Illness in Europe and America, Cornell University Press, 2002, 286 pages. Cf en particulier le chapitre 4 : “The Instrumental body in the transition to modernity”.

[8Le texte condamne à deux ans de prison et 30 000 € d’amende « le fait de provoquer une personne à rechercher une maigreur excessive en encourageant des restrictions alimentaires prolongées ayant pour effet de l’exposer à un danger de mort ou de compromettre directement sa santé ». La loi est disponible à l’adresse suivante : http://www.assemblee-nationale.fr/13/ta/ta0132.asp.

[9“Ana” est une personnification du trouble, agent “porte-parole” de dix commandements valorisant l’abstinence alimentaire.

[10Cf. Patricia Schillinger, Rapport du Sénat, n°439, 2 Juillet 2008, page 8. Le texte est disponible à l’adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l07-439/l07-4391.pdf. La sénatrice appartient au groupe PS.

[11Ibidem, p. 33

Note de la rédaction

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