Par Igor Martinache
Le fameux diktat de l’actualité aurait voulu qu’on parle du dernier film de Jean Becker, Deux jours à tuer, sorti en salles il y a quelques semaines. D’ailleurs, cette histoire d’un cadre supérieur -magistralement interprétée par Albert Dupontel- qui décide subitement d’envoyer valdinguer sa petite existence bourgeoise, avec les relations et les conventions de façade qui l’accompagnent, ne manque pas d’intérêt sociologique. Mais c’est bien du film précédent du réalisateur qu’il sera question ici : Dialogue avec mon jardinier, tant s’étend la palette de sujets « sociaux » que cette histoire d’amitié permet d’aborder.
Comme à son habitude, Jean Becker [1] nous propose l’adaptation [2] d’un roman [3], signé cette fois par Henri Cueco [4]. Artiste peintre ayant rencontré un certain succès à Paris, le personnage campé par Daniel Auteuil revient s’installer à la campagne, dans la maison de ses parents où il a lui-même grandi. Peu disposé [5] à s’occuper lui-même de son potager, il décide d’embaucher un jardinier. Or, le premier à se présenter pour occuper cet emploi n’est autre qu’un ancien camarade d’école (Jean-Pierre Darroussin, épatant dans ce rôle initialement destiné à Jacques Villeret). Seul ce dernier, qui, lui, n’a jamais quitté le village, reconnaît toutefois son ancien ami dans un premier temps. Les deux hommes se rappellent ainsi un canular mené ensemble à l’école communale : la substitution d’une bougie par un pétard sur le gâteau d’anniversaire de leur instituteur. Une plaisanterie qui a cependant mis fin à leur amitié naissante puisqu’ils furent renvoyés peu après. C’est là que leurs trajectoires commencent à diverger : inscription en internat pour le premier, fils de pharmaciens, et fin de la scolarité pour le second, issu d’une famille ouvrière. Celui-ci entrera ensuite à la Sncf pour s’occuper de l’entretien des voies, avec tous les acquis sociaux associés au statut de « cheminot » [6] comme il ne manque pas de le rappeler périodiquement, mais aussi la socialisation politique qui l’accompagne [7].
Le jeune retraité est donc engagé sur le champ par son ancien ami [8] et s’ensuit un long dialogue par bribes entre le patron et son employé. Deux hommes réunis par leur origine géographique [9] mais séparés par leurs trajectoires, et partant leurs « habitus » [10]. Reste que si les deux hommes semblent éloignés par leur langage, leurs valeurs, modes de vie, soit en un mot leur rapport au monde, cela ne les empêche pas pour autant de communiquer et même de renouer une sincère sympathie l’un pour l’autre, qui se traduira d’ailleurs, après le récit mythique fondateur de leur relation, par le partage de plusieurs rituels pour sceller celle-ci, notamment un « baptême » propre à leur relation : les deux hommes s’appelleront ainsi respectivement « Dujardin » et « Dupinceau » - les seuls noms qu’on leur connaîtra d’ailleurs | [11].
Si on peut s’amuser un moment avec Dupinceau [12] du langage de Dujardin (telle sa manie d’appeler son ami « fils de loup »), de son existence très réglée, ou encore de certaines des dites habitudes (comme manger un hareng cru chaque matin), on découvre au fil du film en même temps que son « patron » l’intelligence et la sagesse de l’homme. Si le jardinier ne semble pas toujours saisir les considérations esthétiques du peintre, il incarne d’une certaine manière certaines des aspirations de ce dernier, à commencer par une franchise simple, qui contraste avec l’hypocrisie feutrée des mondanités parisiennes dont l’auteur nous donne un échantillon au cours d’un vernissage d’un peintre « ami » de Dupinceau. D’une certaine manière, Dujardin pratique, tel Monsieur Jourdain, la « simplicité volontaire » (...) à laquelle semble aspirer Dupinceau, à l’image des sympathisants des thèses de la décroissance [13]. Souvent issus des classes supérieures et un peu trop rapidement étiquetés comme « bobos » [14] ceux-ci peinent à se dépêtrer de leurs contradictions - faute notamment de parvenir à rompre avec la logique de la « distinction » [15].
De même la calme stabilité de sa vie familiale contraste avec la manière maladroite dont Dupinceau se débat avec la sienne, refusant la réciprocité dans ses relations. Il digère ainsi mal l’ « infidélité » de sa jeune maîtresse, Magda (Alexia Barlier) tout en refusant le divorce demandé par son épouse (Fanny Cottençon), excédée par ses aventures extra-conjugales, et de même n’accepte guère que sa fille Carole (Elodie Navarre ) convole avec Charles (Christian Schiaretti, metteur en scène de théâtre dans son unique apparition à l’écran) pour la seule raison qu’il est aussi âgé que lui...Enfin, les moments ne manquent pas où Dujardin manifeste une certaine intelligence du social qui fait souvent défaut à son ami. Quand Dujardin par exemple lui suggère de s’adresser à une femme du village pour mettre ses légumes en conserve, Dupinceau affirme, croyant faire preuve de grandeur d’âme, qu’il lui « laissera tout », ce à quoi son employé lui rétorque : « Mais comment veux-tu qu’elle accepte ? Elle a sa fierté cette femme-là ». Ou quand Dujardin évoque, catastrophé, le licenciement de son vigile de gendre et alors que Dupinceau essaie de le rassurer en affirmant qu’il trouvera facilement un emploi, il assène cette phrase longue de signification : « Aujourd’hui, les jeunes, si on les met dehors, c’est dehors pour longtemps. Et dehors de tout » [16]. C’est lui encore qui initie son ami aux règles tacites mais néanmoins fortes de la vie villageoise, comme lorsqu’il l’incite à se rendre aux funérailles d’un dénommé Poileau qu’il ne connaissait pas. Enfin et surtout, Dujardin semble bel et bien moins aveugle que son ami quant aux différences de classe qui les sépare, à commencer par le rapport de subordination qui les relie. En témoigne ce moment où Dujardin confesse, sur sa demande, à son ami qu’il le surnomme « le boss » devant avec ses amis et sa femme, tandis qu’à plusieurs reprises Dupinceau demande (pour ne pas dire ordonne...) naïvement son jardinier à donner son avis « sincère » sur ses toiles, ignorant tout à la fois leur rapport et la domination symbolique qu’il exerce ainsi.
Bien plus subtilement que la comédie du Dîner de cons (Francis Veber, 1998), Dialogue avec mon jardinier invite à se prémunir contre un certain misérabilisme [17]. Les deux hommes personnifient deux classes sociales qui se rencontrent sans s’affronter. Dupinceau se départit petit à petit de son ironie condescendante, en contradiction avec la sincérité à laquelle il croit aspirer dans sa peinture - et dans sa vie ? Ainsi s’étonne-t-il de découvrir que son ami soit amateur d’opéra (« Tu aimes l’opéra toi ? Tu m’en bouches un coin ! »), ce qui illustre au passage la thèse des dissonances culturelles mises en évidence par Bernard Lahire [18]. Les nombreux décalages entre les deux hommes et les étonnements qui s’en suivent permettent également de révéler tout l’arbitraire constitutif du monde social, à la manière des expériences du courant de l’ethnométhodologie [19]. Enfin, toujours d’un point de vue sociologique, la peinture assez fine du personnage de Dujardin n’est pas sans évoquer la monographie désormais classique d’Olivier Schwartz, et en particulier le thème des « lieux de recomposition masculine » - activités manuelles telles que le jardinage, la pêche ou le bricolage qui constituent une véritable culture pratique [20].
Rapports de classe, socialisation, relations ville-campagne, évolution des formes familiales, ou encore inégalités sociales face à la santé sont quelques-uns des thèmes sociologiques illustrés par ce film. A vous de découvrir les autres, et au passage, d’apprécier un jeu d’acteurs magistral et une jolie histoire d’amitié, émouvante mais sans mièvrerie.