Par Harold Lopparelli [1]
Élaboré sur les traces d’un programme de recherche conçu par Pierre Bourdieu, et initié en 2003 dans le cadre d’un programme de recherche européen [2], cet ouvrage est une forme de dictionnaire européen des sciences sociales et historiques, regroupant une vingtaine d’universitaires français, italiens, mexicains et suisses, dont le projet explicite est de participer à résorber certaines des barrières à l’émergence d’un espace européen de la recherche en science sociales. Au contraire de la plupart des dictionnaires de sciences humaines (qui suivent explicitement des buts pédagogiques, ou permettent de marquer l’identité d’une école), dont la forme neutre masque le travail de catégorisation, de conceptualisation, et la charge normative associée, il s’agit ici de mettre au premier plan la démarche adoptée.
En effet, pour avancer dans l’intercompréhension culturelle des objets, des catégories et des concepts des sciences sociales, et rendre possible le développement d’un comparatisme efficace, la critique des catégories de l’entendement sociologique ou historiographique dans un cadre national et disciplinaire ne suffit pas. Le présent ouvrage démontre qu’il faut aller plus loin pour tenter de maîtriser les effets de la mise en correspondance implicite des élaborations localisées (entre autre du point de vue linguistique) qui constituent le vocabulaire professionnel des traditions nationales en sciences sociales [3], et expliciter ce qui, est dans un champ national, relève du « ça va de soi » savant.
Il ne s’agit pas simplement de mettre en œuvre une interrogation lexicale, ni de se livrer à l’étude de l’historicité de la langue comme réalité qu’on pourrait étudier en la limitant à elle-même (c’est-à-dire une langue pour linguistes et lexicographes). L’historicisation recherchée passe par une réflexion sur les conditions de la naissance, puis des appropriations et de la circulation des concepts ; c’est dans l’état des champs, et par l’étude de la position des acteurs qu’on peut expliquer leur capacité à nommer ce qu’ils font et ce qu’ils sont. Le but, cependant, n’est pas de produire une histoire des contextes d’énonciation : comme l’écrit Olivier Christin dans la présentation générale, le contexte n’est pas ici une ressource du texte, il s’agit plutôt du contraire. En réfléchissant aux équivalents et aux traductions d’un terme, mais aussi en cherchant à en expliquer les usages par une réflexion historique et sociologique portant sur ses producteurs et sur ce qu’il « désigne », il s’agit de pouvoir ensuite revenir à l’étude de l’objet initial (une réalité socio-historique donnée qui n’est pas réductible à sa dimension linguistique) armé de ces nouvelles connaissances.
C’est ce qui explique en partie la diversité des termes qu’on retrouve dans le dictionnaire : « Absolutisme, Administration, Ancien Régime, Avant-garde, Cacique / Cacicazgo, Cacique / Caciquisme / Caudillisme, Confession, Droit musulman, Fortuna, Frontière, Grand Tour, Haut Moyen Âge, Histoire contemporaine, Humanisme civique, Humanitaire, Intelligentcija / Intellectuels, Junker, Laïcité, Mouvement ouvrier, Moyenne, Narratio / récit, Occident, Opinion publique, Travail, labor / work, Arbeit ».
Leur statut est très varié : ils relèvent d’usages indigènes ou de l’analyse savante, servent à dénommer ou à qualifier un objet, cristallisent des réflexions sur les cadres mêmes de la division du travail scientifique et de l’organisation de la recherche, sont en même temps des objets, des notions et des catégories. Les différents articles permettent d’entrevoir un éventail de relations, toujours en recomposition : un terme de la langue vernaculaire est vidé de son sens originel dans la langue savante d’un pays (mais pas dans celle d’un autre), un terme d’usage initialement critique et polémique en vient à qualifier une « réalité » pour certains, à servir de concept heuristique pour d’autres, ou encore à jouer le rôle d’une étiquette qui pourtant continue à charrier toute une constellation de sens et engage une téléologie dans l’analyse (Ancien Régime).
Ces études font donc appel, plus ou moins explicitement, au croisement des histoires disciplinaires comparées (au sens large) et des pratiques non savantes ; ainsi, c’est « au bout d’une double trajectoire historiographique que l’opinion publique est susceptible de perdre son autorité illusoire : la première découvre sous l’unicité d’un concept la pluralité des événements discursifs et sociaux qui la fondent ; la seconde reconduit la notion d’opinion à la longue histoire d’une culture de gouvernement qui seule est en mesure d’expliquer ses enjeux théoriques et pragmatiques » (p. 283). De même, l’article « Travail, labor / work, Arbeit » fait appel à l’histoire des sciences sociales, à celle du travail, et à celle de la production politique de l’ordre social.
Les notices sont relativement semblables dans leurs ambitions théoriques, mais leur traitement est plus ou moins convaincant, entre le commentaire de la démarche suivie et la production de résultats utilisables sur un terme donné. Les usages de la lexicologie et les réflexions sur la traduction ne sont pas toujours à la hauteur du projet tel que le résume Olivier Christin. Quoiqu’il en soit, on trouve ici de quoi disqualifier une fois pour toutes (si cela était encore nécessaire) le type d’histoire qui cherche dans l’approche étymologique classique et dans les synthèses des dictionnaires à clarifier les formes de son objet. Un tel réflexe scolaire pourra être contrarié de façon efficace par l’utilisation de ce dictionnaire : à partir d’une sélection de notices, et dans un deuxième temps en revenant à sa présentation générale, il sera plus facile de faire émerger dans un contexte pédagogique cette question centrale pour l’historien mais généralement peu visible dans les premières années des cursus d’histoire, où n’existe pas, au contraire de la sociologie, d’espace pour une telle discussion.
Comment boucler la boucle ? Sans doute en proposant pour finir une requalification des termes savants déjà disponibles, c’est-à-dire en produisant une catégorie analytique commune. Peu de pistes ici pour ce retour à la tâche normale du chercheur en sciences sociales, car le développement de ces enjeux plus pratiques n’est pas vraiment l’objet de ce dictionnaire, mais plutôt sa continuation. Avant de produire de façon contrôlée de nouvelles catégories et de chercher à les imposer, il faut faire des choix et révoquer certains termes. Refuser de « lâcher » des catégories dont l’usage peut pourtant faire obstacle à l’analyse sous prétexte qu’elles constituent un pivot, même imparfait, permettant de mettre en rapport des traditions analytiques sinon disjointes n’est sans doute pas satisfaisant. Même si l’élaboration d’un vocabulaire final unifié et propre aux sciences sociales est moins un but atteignable qu’un horizon pour la recherche, on peut rappeler qu’il est plus heuristique de « sauver les phénomènes » que de préserver coûte que coûte des concepts qui restent liés, qu’on le veuille ou non, à des points de vue et des théories dépassés. On en revient au programme « Pour un espace de sciences sociales européen », car la valeur d’exemplarité épistémologique du travail accompli n’en garantit pas la force sociale dans le monde académique. Au delà de cet ouvrage, c’est seulement par le difficile renouvellement des formes du travail collectif (éventuellement internationalisées) que pourra être actualisée cette vision exigeante d’une opération intellectuelle commune aux sciences sociales.