Par Samuel Coavoux [1]
S’il est aujourd’hui un sujet porteur dans l’édition scientifique, c’est bien celui des jeux vidéo. En témoigne le nombre de publications dont ceux-ci, intérêt pourtant relativement nouveau des sciences sociales, font l’objet. Cette anthologie, Digital Play, Culture and Identity, rassemble des études de cas portant toutes sur le même jeu, le très populaire World of Warcraft. Comme souvent, les auteurs sont également des pratiquants du jeu, et expliquent dès l’introduction que le projet de l’ouvrage est né de leur rassemblement dans une guilde [2] d’universitaires. Ils conservent néanmoins dans leurs analyses une certaine distance critique au jeu, et consacrent même la majeure partie de l’ouvrage à dévoiler les présupposés idéologiques véhiculés par le jeu.
C’est ce que s’attache à faire la première partie de l’ouvrage, « Culture ». Le premier chapitre propose ainsi une vision du jeu comme « un conte de fée capitaliste » (20) ; le gameplay, le système de règles, est un « appareil idéologique » qui forme autant le travailleur (le joueur normal) aux tâches laborieuses que le gestionnaire (le chef de raid [3] ou de guilde) à la direction de ses employés. C’est la guerre qui est le thème du deuxième chapitre. Elle est abordée à partir d’un apparent paradoxe : si les deux factions du jeu [4] sont supposées être dans une période de trêve fragile, il règne entre elles un climat de guerre perpétuelle. Celle-ci n’est pas sans rappeler celui de la Grande Guerre, dans son vocabulaire, dans sa situation géopolitique (la guerre du jeu se fait sur des positions fixes, semblables, en ce sens, aux tranchées), dans son histoire.
Les deux derniers chapitres de cette partie proposent enfin une réflexion féministe sur le genre et une approche post-colonialiste de l’éthnicité. Hilde Corneliussen étudie le genre sur quatre terrains : l’histoire du monde du jeu, la représentation visuelle des personnages, les personnages non-joueurs [5], et enfin les activités. Elle conclut sa contribution en saluant la diversité des constructions genrées, dans le jeu. World of Warcraft, dit-elle, à l’image du mouvement paritaire français (qu’elle considère comme un troisième paradigme féministe à mi-chemin entre identité et égalité), affirmerait que les genres n’ont pas de sens en ignorant les stéréotypes culturels, pourtant légion dans les jeux vidéo. Enfin, Jessica Langer propose une analyse intéressante des « races » du jeu. Le terme désigne, en réalité, des espèces différentes, entre lesquelles le joueur peut choisir, et qui se séparent en deux factions, Horde et Alliance [6]. La ligne entre les deux n’est pas tracée par le bien et le mal, malgré la rhétorique du jeu, mais par le même et l’autre : l’Alliance rassemble les mêmes, blancs et européens, la Horde les autres, Caribéens, Indiens d’Amérique, etc. Une analyse race par race permet ainsi de dégager des identifications entre le jeu et le monde social réel. Et de pointer ses dangers : la race, dans le jeu, est biologique, quand elle est socialement construite dans la réalité. Le risque est alors grand de tirer du jeu un discours essentialiste.
La deuxième partie, « World », s’attache à parcourir le monde virtuel du jeu. Le chapitre d’Espen Aarseth compare ce monde à un parc d’attraction. Il s’agit, dit-il, d’un espace minuscule (quelques kilomètres de long et de large), aux paysages très divers, un espace fantomatique, sans substance, et qui ne constitue finalement qu’un décor, le joueur n’ayant que peu d’interactions possibles avec l’environnement. La géographie de World of Warcraft s’accorde ainsi fort bien avec sa mythologie, comme cherche à le montrer Tanya Krywinska. Elle étudie en effet la manière dont la répétition rituelle de ces mythes parvient à donner corps à l’espace du jeu, à le dynamiser quand bien même c’est un monde qui ne change pas. La présence du passé permet donc de donner l’illusion d’un monde cohérent.
A l’image de ces mythes, la mort est un élément important du monde virtuel. La contribution de Lisbeth Klastrup travaille ce thème à partir des histoires de mort des joueurs. Ce que l’on appelle mort, dans ce jeu, est en réalité un phénomène temporaire : le personnage prend alors la forme d’un fantôme et doit retrouver son corps pour ressusciter. La mort est donc avant tout un élément du système de jeu : le temps et les ressources perdues par le joueur mort, comme la pression sociale du groupe de joueurs font d’elle une incitation à jouer prudemment. Elle est une méthode pédagogique. Enfin, Jill Rettberg aborde un élément majeur du jeu, les quêtes, ces missions confiées aux joueurs et qui leur permet d’accumuler les récompenses. Fort répétitives, elles sont sans fin, et c’est, pour l’auteur, ce qui caractérise avant tout le jeu : un désir toujours réalimenté.
Avec la troisième partie de l’ouvrage, « Play », la dominante passe de l’analyse textuelle du jeu à celle des pratiques des joueurs. T. L. Taylor propose une analyse des add-ons de raids, ces logiciels optionnels que les joueurs peuvent choisir d’utiliser pour faciliter le jeu en groupe. Elle met ainsi en évidence le système de surveillance généralisée qui découle de ces programmes : ceux-ci, en effet, allient aides matérielles au joueur (par exemple en les prévenant de l’arrivée d’un monstre) et enregistrement des performances de chaque membre du groupe. Il conduit ainsi à surestimer les contributions chiffrables des joueurs (le nombre de dégâts occasionnés, par exemple) par rapport à celles qui ne le sont pas, et à créer une tension permanente. Le chapitre de Torril Mortensen porte lui sur les pratiques « déviantes » du jeu, c’est-à-dire, explique l’auteur, celles qui ne suivent pas les règles du jeu. Deux d’entres elles sont particulièrement analysées. Le jeu en raids, d’une part, est une pratique très compétitive du jeu qui demande aux joueurs une grande disponibilité temporelle, au détriment de toutes les autres activités réalisables, et constitue en ce sens une déviance aliénante. Le jeu de rôle, d’autre part, qui est déviant en ce qu’il impose au joueur de réaliser des activités irrationnelles en rapport au but du jeu, et de préférer la cohérence fictionnelle à l’intérêt personnel. Ce sont ces difficultés que connaissent les pratiquants de jeu de rôle que le chapitre suivant s’attache à décrire, et en particulier l’opposition entre jeu de rôle et système de règles. Il faut alors considérer le jeu de rôle comme un cadre de référence, et non pas comme une stricte immersion, un changement d’identité ou une projection du joueur dans son personnage.
La dernière partie, « Identity » ne comprend que deux contributions. Ragnhild Tronstad commence par questionner l’identification du joueur à son personnage. Il considère que ce dernier est caractérisé par son apparence et par ses compétences ; il a ainsi un double rôle : il est à la fois le représentant du joueur auprès des autres joueurs et l’outil du joueur pour agir dans le monde virtuel. Paradoxalement, remarque l’auteur, l’identification au personnage est moindre lorsque le joueur pratique le jeu de rôle, car le personnage est alors construit comme une identité clairement distincte, devant servir d’interface avec les autres ; au contraire, les pratiques instrumentales du personnage, les plus compétitives, tendent à réduire la distance personnage-joueur, le premier devenant une extension du second, sa projection dans le monde virtuel. Enfin, le dernier chapitre présente les résultats d’une enquête ethnographique portant sur les noms des personnages, et se concentrant sur leur signification sociale. Les noms, soutient Charlotte Hagström, agissent comme des marqueurs d’appartenance sociale ou de types de pratiques du jeu.
On ne peut que féliciter les contributeurs de cette ouvrage pour la variété de leurs approches. Force est de constater, en effet, qu’ils ont produit une étude sinon exhaustive, du moins très détaillée de World of Warcraft, entreprise qui mériterait d’être reproduite pour d’autres jeux. Le cadre théorique de l’analyse est d’un grand intérêt. On trouve ainsi dans l’introduction une analyse critique des théories classiques du jeu, et notamment de celle de Huizinga [7], montrant que le postulat du « cercle magique » du jeu ne tient plus dans un contexte où les frontières entre jeu et hors-jeu sont de plus en plus floues. Les contributions sont néanmoins inégales, et certaines montrent rapidement leurs faiblesses conceptuelles. Ainsi, la déviance est-elle définie comme déviance par rapport aux règles du jeu, et non par rapport aux normes sociales du jeu, ce qui conduit à considérer comme déviantes des pratiques en réalité normales, au sens fort du terme. L’idée de déviance est ensuite critiquée pour sa normativité (elle serait méprisante pour les pratiques qu’elle décrit), bien qu’elle soit, au contraire, un outil descriptif permettant de se tenir à l’écart de tels jugements.
Par ailleurs, il semble que l’ambition pluri-disciplinaire annoncée dans l’introduction n’est pas menée à son terme. L’ouvrage est dominé par les disciplines littéraires et l’analyse textuelle est la principale méthode utilisée, ce qui est d’autant plus dommageable que cela pousse les chercheurs à concentrer leur attention sur certains aspects du jeu, en premier lieu son histoire et sa mythologie, qui ne sont pas nécessairement pertinents pour tous les joueurs. C’est que les contributeurs fondent nombre de leurs analyses sur leur propre expérience du jeu, mais échouent généralement à replacer cette expérience particulière dans le cadre plus générale des pratiques possibles. En un mot, on remarque un biais, tout au long de l’ouvrage, en faveur des pratiques les plus culturellement légitimes [8] (jeu de rôle, intérêt pour l’histoire et la mythologie) et contre les pratiques économiquement légitimes (le jeu compétitif) ou les pratiques illégitimes.
Enfin, les différentes recherches dont il est rendu compte ici souffrent souvent d’une méthodologie peu assurée : ni les corpus, ni les méthodes d’analyse ne sont précisées, du moins dans la plupart des articles, et le recours indifférencié à l’expérience personnelle et à des matériaux recueillis dans le jeu laisse parfois l’impression d’un travail de terrain assez peu systématique, ce dont pâtissent les analyses. Cet ouvrage ouvre donc de nombreuses pistes : il s’agit maintenant de les explorer.