Par Eric Keslassy [1]
La dernière livraison de Regards sociologiques, cette revue d’inspiration bourdieusienne qui se présente sous une forme « frustre », revient sur un thème à la mode : les discriminations. Le premier article fait le point sur notre approche de ce thème relativement récent dans le débat public (au regard de ce qui s’est passé dans d’autres démocraties occidentales comme les Etats-Unis ou l’Angleterre). L’Etat s’est emparé de cette question en promulguant des lois (sous la pression directe de l’Union Européenne) et en la « diluant » dans le cadre plus vaste de la diversité. Cela a eu pour conséquence, selon l’auteur, de faire disparaître l’inquiétude concernant le racisme, d’entrainer une présentation par secteur (emploi, logement, loisir, etc....) notamment dans le rapport annuel de la HALDE - ce qui ne permet pas de prendre toute la mesure du phénomène - et de ne pas suffisamment mettre en avant la parole des minoritaires. Sur ce dernier point, on serait tenté de le contredire en faisant référence à l’accès médiatique assez conséquent obtenu par des associations comme, par exemple, le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires). Reste que la question des discriminations continue de poser des problèmes théoriques, épistémologiques et méthodologiques auxquels cet article tente de répondre. On lira donc avant tout pour cela.
Le second article s’intéresse à la « discrimination des étrangers au guichet » - il s’agit évidemment du guichet de l’Etat face aux immigrés qui peuvent, selon l’auteur, deux formes de discrimination : être assujetti à un statut dérogatoire par rapport aux nationaux ; subir un traitement « particulier » par rapport à d’autres étrangers. Ces discriminations proviendraient d’une variation (presque inévitable ?) dans les représentations et les pratiques des agents chargés de l’accueil des étrangers. Ceci est très certainement favorisé par le fait qu’il n’existe pas de règles précises en la matière, mais aussi au fait que les agents chargés du contrôle de l’immigration peuvent prendre des décisions en toute discrétion - à la fois parce qu’un certain secret entoure les instructions orales et qu’il est toujours possible de rester dans le cadre de la loi en arbitrant entre différentes options qui sont loin d’avoir les mêmes conséquences. A lecture de cet article, on serait tenté de parler d’un « racisme d’Etat » ? N’est-ce pas aller trop vite ? La contribution suivante, sous un aspect un peu différent, se pose explicitement la question : « Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ? » Il s’en suit un débat passionnant sur la validité de ce terme qui introduirait cinq ruptures au regard des conceptualisations antérieures ou alternatives du racisme : 1) intégration des pratiques au-delà de l’idéologie 2) impose une analyse par les conséquences 3) oblige à repenser les liens entre pratiques et représentations racistes 4) met en lumière le rôle des institutions dans la production des discriminations 5) entraîne des implications radicales quant à l’action publique et aux instruments de lutte contre le racisme. L’article détaille ensuite les faiblesses analytiques du concept et propose des pistes fécondes « pour une reconceptualisation de la production institutionnelle des inégalités ethniques ».
La revue propose également des éclairages sur des questions plus spécialisées en ce qui concerne l’âge (« La carte de retraité : visa amélioré ou permis de circulation ?), le sexe (le contrôle de l’immigration familiale algérienne dans la France des Trente glorieuses) et le domaine d’application (« Immigration et discrimination dans le sport »).
Un dernier article est particulièrement intéressant en ce qu’il traite d’une thématique plus générale (« Habitus républicain et traitement de la discrimination raciste en France ») suivant la méthode de l’enquête : analyse effective de deux dispositifs de lutte contre les discriminations à savoir les permanences d’accueil en direction des victimes mises en place par le MRAP (dans le cadre d’une campagne intitulée « discriminations ouvrons les yeux » (2000-2004)) et le rôle des CODAC (Commissions départementales d’accès à la citoyenneté) associé à la création d’un numéro de téléphone (vert) accessible aux victimes de discrimination entre 2000 et 2004.
A partir de ces deux actions de nature différente (associative/gouvernementale), qui se sont déroulées dans la même période, l’auteur se propose d’étudier la manière dont les représentations et les pratiques des acteurs investis en leur sein sont structurés par un habitus républicain. Et de se rendre compte que le référentiel républicain (si prégnant en France) alimente et influence la lutte concrète contre les discriminations. La conclusion est édifiante : « Si les antagonismes que révèle l’interaction d’accueil portent sur l’imposition d’une version des faits pour les différents acteurs en présence, ils portent également sur l’imposition d’une vision des choses. » Passionnant !