Par Frédérique Giraud
« Pourquoi les hommes ne passent toujours pas l’aspirateur ? » se demande Corine Goldberger pour le magazine Marie-Claire en mars 2011. Cette interrogation largement relayée prend appui sur un fait empirique incontestable : les Françaises assument toujours 80 % des tâches domestiques. En moyenne, les femmes consacrent 3h26 par jour aux tâches domestiques contre 2h01 pour les hommes, indique l’enquête emploi du temps de 1998-1999 de l’Insee reprise sur l’Observatoire des inégalités. Une répartition inégale qui malgré la bonne volonté des hommes de faire mieux, perdure enquête après enquête. Récemment encore Arnaud Régnier-Loilier montrait dans Populations et sociétés [1] que l’arrivée d’un enfant renforce les inégalités de répartition des tâches domestiques [2]. Le ménage reste donc encore l’affaire quasi-exclusive des femmes et aucune évolution ne semble faire advenir un partage plus égalitaire à court terme. Face à de telles inégalités, une solution existe qui passe par l’externalisation des corvées de ménage (entretien du linge, nettoyage) hors du couple en ayant recours à une femme de ménage. Tel est le point de départ de François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau qui signent ce formidable essai sur le « retour de la domesticité » aux éditions Raisons d’agir.
Le recours à une femme de ménage [3] par les femmes des catégories aisées [4] ne résout qu’en apparence la répartition des tâches domestiques. En effet l’externalisation des tâches ménagères ne fait que déplacer le problème de la division égalitaire du « sale boulot » hors du couple. Externaliser les tâches ménagères ne réduit pas les inégalités, mais les reporte sur une autre femme, extérieure au foyer. Ainsi, loin de résoudre le partage des tâches domestiques, l’externalisation ne fait que les transférer. Par ailleurs, cette solution n’affecte aucunement la tendance des hommes à s’impliquer davantage dans les tâches domestiques. Bien au contraire ! François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau montrent, chiffres à l’appui, que les foyers employant une femme de ménage se caractérisent par une organisation encore plus inégalitaire des tâches ménagères. De plus, le recrutement, les relations avec l’employée restent à la charge unique de la femme…
Mais au-delà des seuls rapports de genre dans le couple, se cache sous le balai une véritable économie politique. Telle est la thèse de François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau. Faire le ménage est un jeu de pouvoir renvoyant aux rapports de genre certes, mais plus largement à la définition du travail et à sa division entre hommes et femmes, et entre catégories sociales… Economie politique car la délégation du travail domestique est fortement encouragée par des mesures politiques. « Faire faire » son ménage ne serait pas un luxe mais une dépense souhaitable car favorable à la croissance. Sous couvert de faire fructifier un gisement d’emplois, les politiques publiques promeuvent l’externalisation des activités de ménage [5] avec force dispositifs de soutien aux services à la personne (crédit d’impôt, exonérations de cotisations sociales, réductions fiscales...) Au-delà des effets bénéfiques sur l’emploi, la mesure monétaire aurait l’avantage de rendre visible la pénibilité du travail domestique et les compétences nécessaires pour l’accomplir. Le passage par la sphère marchande permettrait donc de revaloriser une activité tenue pour « évidente ».
François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau n’hésitent pas ici à parler d’une « revalorisation politique de la domesticité » (p. 9). Selon eux, ces politiques publiques promeuvent un modèle de société basé sur une division du travail, où les plus productifs doivent déléguer les tâches les plus « basiques » pour se consacrer aux tâches où ils disposent d’un avantage comparatif. En encourageant les catégories les plus aisées à travailler plus pour donner du travail aux moins qualifiés, les transferts sociaux transitent par des relations sociales entre ménages. Gisement pour les personnes les moins « employables », le bastion des services à la personne est-il pour autant créateur de vrais emplois ? ou de « sales boulots » ? Il faut pour répondre à cette question circonscrire les caractéristiques de ces nouveaux emplois. Salaires faibles, grande place du temps partiel, absence de collectif de travail, pas ou peu de sécurité de l’emploi, pas de formation [6], absence de la médecine et de l’inspection du travail…les emplois domestiques cumulent des conditions de travail dégradées.
Au terme du parcours proposé par les deux auteurs, restent deux enjeux sociaux d’importance : le poids des tâches domestiques pour les femmes actives et l’emploi des femmes non qualifiées. Les services à la personne ne sont pas la réponse optimale (ni économiquement parlant [7], ni socialement). Les auteurs appellent de leurs vœux un nouveau consensus fondé sur une réduction du temps de travail et la remise au cause des pratiques masculines. On ne peut que conseiller la lecture de ce limpide et stimulant essai.