Par Dominique Vidal [1]
S’il est des scandales dont les conséquences durent au-delà du bruit médiatique qui les porte, celui né en 1880 de la révélation de la présence dans des maisons closes bruxelloises de prostituées mineures, au nombre desquelles on compte de jeunes Anglaises, est assurément de ceux-là. Loin de se terminer la même année avec la condamnation de proxénètes et de tenanciers d’établissements de débauche, l’affaire des « petites Anglaises », comme elle fut appelée à ses débuts, devient celle de la « traite des blanches » et voit se lever un vent de panique qui dépasse les frontières du royaume. Cependant, alors qu’il existe une historiographie importante sur la construction de ce mythe et sa diffusion des deux côtés de l’Atlantique, ce qui se passa précisément à Bruxelles n’avait jusque là suscitée la publication d’aucune étude.
C’est désormais lacune comblée avec la publication de cet ouvrage collectif dirigée par Jean-Michel Chaumont et Christine Machiels. En deux parties consacrées à l’anatomie du scandale et à ses suites dans la longue durée, un groupe d’historiens et de sociologues examine à partir de sources d’archives la naissance de l’affaire et ses effets jusque dans la Belgique de l’après-guerre.
La première partie débute par une étude de Luc Koenings rédigée en 1983 mais qui n’avait toujours pas été publiée. Inspiré par la démarche d’Alain Corbin dans Les filles de noce, cet historien de la police a été le premier à analyser les différents moments du scandale. En plus d’une description du contexte dans lesquels les faits rapportés prennent place, il fait apparaître de manière pionnière les manquements de la police bruxelloise, négligente ou de connivence avec les propriétaires de maisons closes, et l’utilisation de l’affaire par le mouvement abolitionniste belge. Le chapitre qui suit, coécrit par Jean-Michel Chaumont et Frédéric Michel, s’inscrit dans son prolongement. Fort des acquis de l’historiographie récente et d’un travail poussé sur de nouveaux dossiers, ils établissent, d’une part, que la présence de mineures dans ces maisons de Bruxelles n’a été possible qu’avec le concours de policiers et de médecins complices des souteneurs et que, d’autre part, à de rares exceptions près, la plupart des Anglaises étaient des prostituées migrantes, et non les victimes d’une traite. Les chapitres de Cathy Kolher et de Christine Machiels portent respectivement sur l’écho du scandale en Angleterre et en Belgique. Ils montrent en contrepoint que si, dans le premier pays, le thème du trafic de femmes est vite éclipsé par l’intérêt porté au problème de la prostitution juvénile, il reste à l’inverse prégnant dans le débat belge et alimente jusqu’au début des années 1910 le combat des abolitionnistes contre la prostitution réglementée.
La seconde partie porte sur les conséquences en Belgique de l’affaire des petites Anglaises. Catherine Jacques et Christine Machiels mettent en évidence comment ce fait divers va nourrir pendant près de soixante-dix ans le discours abolitionniste des féministes de différents horizons. Le chapitre rédigé par Aurore François souligne de même que ce scandale, sans pour autant être jamais nommé, fait partie de la toile de fond des débats qui conduisent en 1912 au vote d’une loi sur la protection de l’enfance. Et la question du contrôle de la sexualité des mineures se trouve encore dans la création de l’asile-clinique de Bruges qui, de 1922 jusqu’au début des années 1950, accueille de jeunes délinquantes atteintes de maladies vénériennes.
En conclusion, Jean-Michel Chaumont revient sur l’apport possible de cette entreprise collective de compréhension du scandale et de ses suites. Il relève notamment que, face à une affaire de ce type, l’essentiel est moins de décider s’il s’agit d’un mythe ou d’une réalité que de montrer comment, à partir de faits réels, s’installe un récit mythique. C’est ainsi, pour reprendre le titre de l’ouvrage, que l’existence de situations sordides de prostitution de mineures donne naissance à l’idée d’une traite des blanches après avoir rencontré ce que Peter Berger et Thomas Luckmann ont appelé des « structures de plausibilité ». Or, dans le cas étudié, ce processus de plausibilisation a supposé les décisions et les discours de magistrats, d’experts, d’historiens et de sociologues qui ont progressivement rendu plausible dans l’opinion l’idée d’un commerce de femmes réduites en esclavage sexuel [2]. Et cet exemple de construction sociale de la réalité a eu pour conséquence la mise en œuvre de politiques publiques qui, dans l’intention de protéger l’enfance, encadraient avant tout la sexualité des femmes dans un projet moralisateur.
Bien que portant de prime abord sur un objet très spécifique, cet ouvrage collectif a en réalité vocation à retenir l’attention de quantité de sociologues, que ceux-ci travaillent dans les domaines de la sociologie historique, de la sociologie du genre, de la sociologie de la déviance ou de la sociologie des migrations. En faisant la genèse de ce qui fit scandale et de ses développements, ses auteurs rappellent aussi que retirer toute capacité d’action à des individus dominés en les présentant seulement comme des victimes peut avoir pour conséquence de conduire à des mesures qui aggravent leur situation. Ils expriment ce faisant que l’une des ambitions de la sociologie est de dire le monde tel qu’il est, et non comme des acteurs politiques - aussi louables soient parfois leurs intentions - voudraient qu’il soit.