Par Eric Keslassy [1]
Le débat public est sans cesse nourri de réflexions liées à l’école : qu’il s’agisse de la formation des enseignants, de la violence scolaire, de la démocratisation de l’enseignement supérieur ou encore de la qualité de notre école primaire. Ce numéro de la revue fondée par Pierre Bourdieu arrive donc à point pour prendre un peu de recul par rapport à l’écume médiatique. Il s’articule autour de deux concepts associés à la question de l’école : la ségrégation et la reproduction sociales. L’objectif est clair et essentiel : montrer que l’approfondissement de la ségrégation scolaire, s’expliquant principalement par la ségrégation territoriale, renforce le phénomène de reproduction sociale en œuvre plus particulièrement depuis la fin des années 60. Dès lors, ce numéro des Actes de la recherche en Sciences Sociales présente des articles d’une grande portée sociologique pour analyser les interactions entre l’école ségrégative et l’école reproductive.
Tout d’abord, il s’agit de comprendre la fonction sociale de la mixité sociale, rhétorique qui s’impose de plus en plus dans le langage politique. Mais derrière cette volonté affichée, se cacherait la pratique de la dérégulation des politiques éducatives s’appuyant sur un « libre choix » parfaitement inégalitaire. Dans cette perspective, il est intéressant de constater que les parents définissent davantage le choix de l’établissement de leur enfant non pas en fonction de d’un examen rationnel de son offre scolaire mais bien davantage à partir d’une analyse de la composition sociale des effectifs réelle ou supposée - c’est le « rapport aux autres » qui détermine en premier lieu l’école retenue, c’est-à-dire que les parents s’interrogent pour savoir si les fréquentations sont « différents » ou « proches » d’eux. Fait qui n’est pas nouveau, les familles mettent en place de véritables stratégies pour obtenir l’établissement qu’elles préfèrent. Un article instructif propose d’analyser des courriers envoyés par des parents aux autorités administratives chargées d’accorder des dérogations : une diversité sociale et culturelle s’y exprime. Certaines lettres s’appuient sur un motif recevable, d’autres non ; certaines lettres sont rédigées dans un français convenable, d’autres non. Si bien que les différences de capital social et culturel apparaissent ici quasiment explicitement et seront certainement renforcées par le contexte du « marché scolaire ».
Ensuite, à l’aide d’une analyse intégrant une part d’économie, un article se propose de faire le point sur une externalité liée à l’école : le prix du m2 des logements de son secteur. On observe alors que la stratégie est également résidentielle : le prix des logements varie en fonction des performances des collèges publics et plus le secteur privé est développé plus les choix résidentiels peuvent renforcer les inégalités éducatives. Il faut ajouter que l’école joue souvent un rôle de « filtre » : la reproduction sociale peut s’expliquer par la localisation de l’établissement scolaire qui va conduire à transmettre un capital culturel (et social) particulier, notamment par le biais des groupes de pairs qui ont tant d’importance dans la socialisation et l’intégration scolaires. Or, l’éducation nationale ne se caractérise pas par une volonté farouche de mettre un terme à cette ségrégation scolaire : peu de contrôles et guère d’efficacité qui font davantage penser à une logique du « laissez-faire » extrêmement dangereux. Au point que l’on peut se demander si cette politique - qui se peut s’entendre comme l’absence d’interventions - ne relève pas d’un choix délibéré.
Enfin, la revue propose un retour sur l’une des méthodes mises en place pour tenter de diversifier le recrutement de l’enseignement supérieur sélectif : les Conventions d’Educations Prioritaires de l’IEP de Paris. Depuis 2001, Sciences Po permet à des lycéens ayant eu le bac dans une école « défavorisée » de faire partie de son effectif par un autre moyen que le concours classique : sans quotas, sans négliger le mérite, il s’agit notamment de réussir un grand oral. Ce dispositif a des effets sur les élèves et les familles : moins d’auto-censure chez les élèves, le mécanisme peut produire une nouvelle distance entre certains parents et l’école ; intériorisation de la méritocratie scolaire et nouvelle « ségrégation » entre les élèves choisis pour suivre la procédure et les autres. En dépit de ces défauts, on peut se mander s’il ne s’agit d’une solution d’avenir : en attendant le « grand soir » de la révolution scolaire, ne faut-il pas accepter ce « second choix » ? Le débat reste ouvert...
Un numéro passionnant qui mérite le détour. Certains articles sont un peu techniques, mais les conclusions sont toujours accessibles. Si elles sont parfois contestables, elles s’appuient toujours sur une analyse approfondie du phénomène étudié.