Par Diane Rodet [1]
Quelles sont les innovations sociales émergeant du développement de l’économie sociale et solidaire (ESS) depuis une vingtaine d’années ? Quels sont les liens possibles entre ce secteur et la notion de « développement durable » élaborée parallèlement ? Que dire de la démocratie participative locale ou encore de l’entrepreneuriat social ? Autant de questions auxquelles s’attaque le dernier numéro de Marché et Organisations, Cahiers d’Economie et de Gestion de la Côte d’Opale, intitulé « Economie sociale et solidaire, nouvelles trajectoires d’innovations ». Le projet est donc ambitieux et rejoint un questionnement très actuel sur la définition des frontières de ce qu’on appelle parfois un peu rapidement « économie sociale et solidaire » [2]. La réalisation ne semble cependant pas tout à fait à la hauteur du projet. On peut en effet regretter le manque de cohérence de ce numéro dont le format « livre » ne doit pas cacher qu’il relève bien plus de la revue que de l’ouvrage collectif. Les différentes contributions sont de qualité très inégale et traitent chacune de leur sujet indépendamment les unes des autres. Le lecteur devra donc se contenter de consulter chaque chapitre pour lui-même.
On pourra ainsi lire avec intérêt la contribution de Bernard Guesnier [3] apportant des éléments pour une analyse quantitative du poids et de la place des activités de l’ESS par secteur économique et par territoire. L’auteur s’appuie sur les données du répertoire SIRENE et de la source DADS (Déclaration Annuelle -Automatisée- des Données Sociales). Après avoir donné quelques indications rapides quant aux secteurs dans lesquels sont présentes les coopératives et mutuelles, l’auteur choisi de se concentrer sur le rôle important des associations dans le secteur tertiaire. La place occupée par ces structures est très différente selon les domaines considérés ; on note par exemple que 99 ,1% des établissements sont des associations dans le domaine culture-éducation-loisirs, ce qui n’est le cas que de 54,4% des établissements dans la formation-recherche. L’auteur s’intéresse également aux rémunérations : les associations sont par exemple à l’origine de 93% des rémunérations versées dans le secteur accueil enfants-adultes bien qu’elles ne représentent que 39% de ses établissements. On constate une présence bien moindre des associations dans le secteur hospitalier (12% des établissements) où les collectivités publiques sont très présentes (72% des établissements). Les répartitions par secteur varient en outre largement selon les régions. Au terme du panorama dressé l’auteur plaide pour une mesure plus systématique de la place de l’ESS par rapport aux deux autres secteurs, notamment à partir des données produites par les observatoires régionaux. Les deux contributions suivantes traitent des liens possibles entre l’ESS et deux notions en vogue : celle de développement durable d’une part, celle de démocratie participative locale d’autre part. Pour Anne-Marie Cretieneau [4], le développement durable est une opportunité « évidente » à saisir pour l’ESS. Abourahmane Ndiaye [5] se penche sur la difficile mise en place de la démocratie participative sur le territoire du PLIE (Plan pour l’insertion et pour l’emploi) des Graves, près de Bordeaux.
Plusieurs contributions se penchent ensuite sur la figure de l’entrepreneur social. Coordinateur de ce numéro aux côtés de Sophie Boutiller, Sylvain Allemand [6] s’intéresse à la diffusion de ce statut. L’auteur s’interroge sur les réticences auxquelles se heurte le terme en France et propose quelques explications. D’origine anglo-saxone et introduite en France dans les années 2000, la notion d’entrepreneur social met en avant des valeurs individualistes tranchant avec le caractère collectif traditionnel de l’économie sociale. Elle se diffuse par le biais d’acteurs qui ne sont pas toujours issus de ce secteur tels que les fondations et surtout les écoles de commerce mettant en place des chaires d’ « entrepreneuriat social ». Première en son genre en 2002, celle de l’ESSEC a pour sous-titre « l’initiative privée au service de l’intérêt collectif »...Cette notion est d’autant plus problématique pour la définition de l’ESS que tous les entrepreneurs sociaux n’optent pas pour un statut de l’économie sociale ; certains créent des sociétés de capitaux classiques. A l’inverse, souligne l’auteur, tous les fondateurs d’association de mutuelle ou de coopérative n’ont pas « l’âme d’un entrepreneur ». L’article relève par ailleurs un malentendu lié à la traduction du terme « social » en français. Celui-ci désigne en anglais des enjeux « aussi bien sociaux qu’économiques et environnementaux ». La traduction par le qualificatif « sociétal » semblerait ainsi plus correcte et permettrait d’englober les démarches de RSE (responsabilité sociale de l’entreprise) de grandes entreprises cotées en bourse. Pour expliquer malgré tout la diffusion du terme d’entrepreneur social l’auteur souligne l’influence de « passerelles institutionnelles ». Il compte parmi celles-ci des personnalités politiques comme Hugues Sibille, ancien délégué interministériel à la Diises (Délégation interministérielle à l’Innovation sociale et à l’Economie Sociale), mais également des institutions comme l’Avise (Agence de valorisation des initiatives socio-économiques) ou la Caisse des Dépôts ; cette dernière ayant soutenu dès le départ (entre autres partenaires) la chaire de l’ESSEC. En conclusion l’auteur souligne que l’introduction de la notion d’entrepreneuriat social pose un certain nombre de questions à l’ESS : elle met l’accent sur l’efficacité économique, la démarche professionnelle de ses activités et ses capacités d’innovation mais interroge également (et peut-être surtout) sur ce qui différencie ce secteur des grandes entreprises adoptant des démarches de RSE.
La réflexion sur la définition de l’entrepreneur social est prolongée par Sophie Boutiller [7] . Celle-ci revient tout d’abord sur la théorie économique de l’entrepreneur avant de se demander si l’entrepreneur social ne serait pas au final un entrepreneur paternaliste proche d’entrepreneurs tels que les frères Michelin, A. Citroën ou encore J.-B. A. Godin. L’auteur rappelle ensuite différentes définitions de l’entrepreneur social, certaines mettant l’accent sur la finalité sociale de l’activité, d’autres sur la manière particulière de procéder. Les entrepreneurs sociaux sont étudiés du point de vue de leur profil et de leurs motivations par Gilles Caire [8] et Christian Lemaignan [9]. Issus des classes moyennes ces entrepreneurs d’un type particulier cherchent à concilier idéal et moyen d’existence. L’ESS apparaît ainsi comme une opportunité pour des personnes subissant les conséquences de la crise économique ou les dysfonctionnements d’un monde du travail source de souffrance.
Les dernières contributions sont enfin consacrées à trois initiatives très différentes relevant de l’économie sociale. La première concerne la démarche agro-environnementale de l’association « L’éleveur et l’oiseau » mise en place dans la région d’Angers. Valérie Billaudeau [10] et Bertille Thareau [11] soulignent l’originalité de ce projet réunissant éleveurs et environnementalistes et bénéficiant d’une notoriété surprenante en dépit de son activité limitée. Lionel Bobot [12] décrit quant à lui la trajectoire de la coopérative Yoplait choisissant la franchise comme mode de diffusion à l’international. Philippe Naszalyi retrace enfin le parcours de F.-G. Raiffeisen et de H. Schultze, à l’origine des projets dont sont issus respectivement le Crédit Mutuel et les Banques Populaires.
La lecture de ce nouveau numéro de Marché et Organisations offre donc un panorama contrasté d’initiatives et de réflexions sur l’économie sociale et solidaire. On s’y intéressera particulièrement pour les pistes esquissées en termes d’analyse quantitative des activités de l’ESS et pour la réflexion menée autour de la notion d’entrepreneur social.