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El Bi’r - Le puits. Récits d’engagements anti-colonialistes à Lyon pendant la guerre d’Algérie

Un film documentaire de Béatrice Dubell (Grand Ensemble, 2008)

publié le jeudi 3 février 2011

Domaine : Histoire

Sujets : Colonisation

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Par Paul-Marie Atger [1]

Malgré une floraison de publications récentes, la guerre d’Algérie en métropole reste très mal connue. Quelques articles importants ont été publiés ces dernières années [2], mais les bons ouvrages se comptent sur les doigts d’une main : une goutte d’eau par rapport au déluge de papier déclenché par les attentats du 1er novembre 1954.

Dans cette demi-pénombre, tout ce qui concerne les Français est relativement bien connu, que ce soit les répercussions politiques de la guerre sur l’opinion française [3], les engagements des intellectuels [4], les réseaux de soutien au FLN [5] , ou à l’autre extrême du champ politique, les activités en France de l’OAS [6]. Par contre, l’histoire de l’immigration algérienne pendant la guerre a été beaucoup moins étudiée. Le conflit entre le FLN et le MNA reste relativement obscur, alors qu’il s’agit du conflit le plus meurtrier qu’ait connu l’Europe occidentale depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Quant à l’encadrement, à la faveur de la guerre, d’un demi-million d’immigrés algériens par un parti-Etat en gésine, on n’en sait presque rien, faute de sources et de monographies régionales [7].

Cependant, de nombreuses avancées ont eu lieu ces dix dernières années. L’influence des études postcoloniales et subalternistes dans ce tournant historiographique est très nette [8], même si tous les travaux qui traitent du camp algérien ne peuvent y être rattachés. La redécouverte des massacres commis par la police française en octobre 1961 a également eu beaucoup d’influence sur le cours des travaux historiques. Les procès et les polémiques médiatiques et historiographiques [9]suscitées par les livres de Jean-Luc Einaudi [10]ont eu ceci de bon qu’ils ont amené les historiens à se pencher sur la stratégie du FLN durant l’automne 1961. Le livre que Neil MacMaster et de Jim House ont consacré à ce sujet constitue un apport décisif à la compréhension des rouages et du mode de fonctionnement du FLN [11].

Le film que Béatrice Dubell sur Albert Carteron, un prêtre lyonnais qui s’est engagé très avant dans l’aide au FLN, s’inscrit dans ce contexte. En 2008, on ne peut plus faire un documentaire sur les réseaux de soutien au FLN sans donner la parole aux Algériens [12]. Ce film montre donc autant les Français qui aidèrent le FLN que les Algériens qui bénéficièrent de cette aide. Cinq Algériens témoignent : deux d’entre eux, Saad Abssi et Amor Ghezali, eurent des fonctions importantes au sein de la Fédération de France du FLN. Amor Ghezali fut responsable de la Wilaya de Lyon, c’est-à-dire de l’organisation régionale du FLN.

Le protocole adopté par la réalisatrice est très simple : les témoins sont filmés, soit seuls, soit le plus souvent à deux, sur un fond neutre. Ils évoquent leurs souvenirs de l’abbé Carteron : ils se sont souvent rencontrés grâce à lui. Entre deux séquences, on les voit déambuler dans les rues de la Guillotière, où Albert Carteron s’était fixé au début des années 1950 pour aller témoigner du message de l’Eglise au sein du monde musulman. Il y a quelques chose de profondément émouvant à voir ces septuagénaires marcher lentement à la recherche de leur souvenirs, dans les ruelles d’un quartier que les projets immobiliers des promoteurs ne parviennent pas tout à fait à défigurer.

Le film de Béatrice Dubell n’est nullement une biographie d’Albert Carteron : on ne saura rien sur sa jeunesse et ses années de formation, ce qui est un peu dommage. Il faut aller sur le site du musée du diocèse de Lyon pour lire quelques lignes sur la vie de l’abbé et une lettre qu’il avait écrite en 1958 pour expliquer sa démarche. On y apprend qu’Albert Carteron a découvert le monde de l’immigration algérienne après la seconde guerre mondiale, lorsqu’il devint vicaire dans la paroisse du Saint Sacrement. Cette paroisse est située au cœur du quartier de la Guillotière, où les Maghrébins se sont installés depuis la fin de la première guerre mondiale. En 1950, il est envoyé en Algérie par le cardinal de Lyon pour y apprendre l’arabe, afin de pouvoir mieux exercer ses fonctions au sein de la Mission de France. Il revient à Lyon en 1952, et s’installe rue Villeroy, toujours dans le quartier de la Guillotière. Son logement devient le point de rencontre de militants nationalistes algériens, de chrétiens tiers-mondistes, de séminaristes engagés, de syndicalistes. Ses contacts privilégiés avec les Algériens l’amènent à héberger plusieurs membres importants du FLN. En 1958, il est mis en cause dans l’affaire du Prado : la police l’accuse d’avoir organisé une caisse de secours pour les prisonniers du FLN au noviciat de St Fons [13].

Convoquer le souvenir d’Albert Carteron permet à la réalisatrice de faire parler les témoins, Français et Algériens, sur leur propre engagement. Jamais systématique, le film donne un aperçu du réseau catholique de soutien au FLN qu’Albert Carteron avait su créer autour de lui au milieu des années 1950 [14]. En 1958, l’affaire du Prado et la dénonciation par Albert Carteron des tortures infligées par la police française aux nationalistes algériens au commissariat Vauban de Lyon attirent l’attention sur les membres de ce réseau, qui se dispersent en France, en Tunisie, en Suisse, en Allemagne. La plupart des témoignages portent donc soit sur les années 1956 à 1958.

Les proches de l’abbé logent les dirigeants régionaux du FLN, font le compte des sommes collectées pour l’impôt révolutionnaire, ferment les yeux lorsqu’on l’on leur demande de garder chez eux des armes quelque temps. La capacité qu’a eue le FLN à trouver des soutiens au sein de la population française a sans doute été déterminante dans sa lutte avec le Mouvement National Algérien. Un seul témoin français mentionne le MNA, et ajoute aussitôt que l’abbé Carteron l’a dissuadé de les aider, arguant que le MNA était manipulé par la police [15]. On comprend que l’abbé n’aidait que le FLN, en contradiction avec l’apolitisme affiché dans sa [16] ]

Vu l’aide décisive apportée par ces Français aux responsables locaux du FLN, on se prend à penser que la proximité des auteurs des « Porteurs de valise » avec leur objet d’étude les avait sans doute amené à surévaluer l’importance des réseaux de résistance trotskystes et libertaires au détriment des réseaux chrétiens. Les études ultérieures sur l’aide apportée par des militants d’extrême gauche au FLN ont sans doute renforcé cette compréhension biaisée d’un phénomène plus complexe qu’il n’y paraît [17]. Par ailleurs, l’histoire de l’opposition à la guerre d’Algérie a longtemps privilégié les réseaux parisiens d’où émergent quelques figures bien connues, notamment celles de Francis Jeanson et de Robert Davezies. Sur ces deux points, Le Puits, qui traite d’un réseau chrétien, dans une grande ville de province, enrichit notre compréhension de l’opposition française à la guerre.

Le film donne également l’occasion, sans doute unique, d’entendre ces acteurs parler, très librement, très simplement, de leurs années de guerre : les rires, les joies, les peines, les peurs, l’engagement politique et les amitiés qui se sont nouées dans la clandestinité. Il faut remercier l’auteur d’avoir su enregistrer la parole de militants de base, Français et Algériens, avant qu’elle ne disparaisse à tout jamais.
On ne peut que regretter un manque de contextualisation et une mise en scène un peu sèche. La forme choisie par l’auteur met certes en valeur la parole des témoins, mais dans sa nudité, elle est un peu abrupte. Il aurait été sans doute utile de confronter la parole des témoins à celle d’historiens, ou, à tout le moins, de les relancer et de leur demander des explications. On aurait aimé, par exemple, qu’Amor Ghezali, ancien chef de la Wilaya de Lyon, nous en dise plus sur la prise en charge par le FLN de presque tous les aspects de la vie des immigrés algériens. Il se contente de l’évoquer avec nostalgie, comme si elle allait de soi. On aurait bien aimé en savoir un peu plus aussi sur le fonctionnement interne du FLN. La fédération de France du FLN était une organisation bureaucratique très structurée : or, en écoutant certains témoins, on pourrait avoir l’impression que les contacts avec les soutiens français se firent de façon informelle, alors qu’on a toutes les raisons de penser que ceux qui étaient en contact avec les militants français étaient soigneusement choisis.

On aurait bien aimé en savoir plus, également, sur le rapport entre ces chrétiens et le monde ouvrier. L’expérience des prêtres ouvriers avait été condamnée quelques années auparavant par la hiérarchie ecclésiastique : l’apostolat auprès des musulmans, des manœuvres dans leur immense majorité, a-t-il été vécu comme une sorte de compensation ? La question est d’autant plus légitime que plusieurs témoins français insistent sur leur condition d’ouvrier et sur leur appartenance syndicale.

Ces quelques critiques ne doivent pas détourner les lecteurs d’un documentaire très intéressant et très rare.

NOTES

[1Professeur agrégé d’histoire-géographie dans le secondaire

[2Je pense, par exemple, aux articles de Sylvie Thénault, comme « Personnel et internés dans les camps français de la guerre d’Algérie. Entre stéréotypes coloniaux et combat pour l’indépendance », Politix, 2005/1, n° 69, pp. 63-81 et de Marc Bernardot, « Etre interné au Larzac, la politique d’assignation à résidence surveillée pendant la guerre d’Algérie », Politix, 2005/1, n° 69, pp. 39-61.

[3La guerre d’Algérie et les Français, sous dir. J-P. Rioux, Paris, Fayard, 1990, 700 p.

[4La guerre d’Algérie et les intellectuels français, sous dir. J-P. Rioux et J-P. Sirinelli, Paris, IHTP, 260 p.

[5H. Hamon et P. Rotman, Les Porteurs de valise : la résistance française à la guerre d’Algérie, Paris, 1979, Albin Michel, 434 p.

[6A. Duranton-Cranbol, Le temps de l’OAS, Bruxelles, 1995, Complexe, 319 p. et O. Dard, Voyage au cœur de l’OAS, Paris, Perrin, 2005, 423 p.

[7Il faut citer néanmoins les travaux de Linda Amiri, dont La bataille de France, la guerre d’Algérie en métropole, Paris, Robert Laffont, 2004, 235 p.

[8Voir par exemple, E. Blanchard, “Police judiciaire et pratiques d’exception pendant la guerre d’Algérie »,Vingtième siècle, revue d’histoire, 2006/2, n° 90, pp. 61-72 et L. Pitti, Ouvriers algériens à Renault-Billancourt, de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970 : contribution à l’histoire sociale et politiques des ouvriers étrangers en France, Paris, 2002.

[9J-P. Brunet, Police contre FLN : le drame d’octobre 1961, Flammarion, 1999, 345 p.

[10J-L. Einaudi, La bataille de Paris : 17 octobre 1961, Paris, Le Seuil, 1991, 329 p. et Octobre 1961 : un massacre à Paris, Paris, Fayard, 2001, 384 p.

[11J. House, N. MacMaster, Paris 1961 : Algerians, state terror, and memory, Oxford, Oxford University Press, 2006, 375 p. Il faut citer également l’article que Sylvie Thénault a consacré aux couvre-feux dans le numéro 84 de Politix : « Des couvre-feux à Paris en 1958 et 1961 : une mesure importée d’Algérie pour mieux lutter contre le FLN ? », pp. 167-185.

[12Le film, par ailleurs très intéressant ,que Richard Copan a consacré en 1992 aux Frères des frères, ne donne la parole qu’aux soutiens français

[13Sur l’affaire du Prado, et en général sur l’implication des chrétiens dans la guerre d’Algérie, voir les pages 159 et 160 du livre que Sybille Chapeu a consacré aux chrétiens en guerre d’Algérie : Des chrétiens dans la guerre d’Algérie : l’action de la Mission de France, Paris, les Editions de l’Atelier, 2004, 270 p.

[14Sur les réseaux de soutien au FLN à Lyon, on peut consulter également la maîtrise de Geneviève Massard-Guibaud : Enquête sur les réseaux de soutien dans la région lyonnaise, 1982, 287 p.

[15J’en ai apporté la confirmation grâce aux archives dans un article paru dans Vingtième siècle, revue d’histoire : « Le mouvement national algérien à Lyon. Vie, mort et renaissance pendant la guerre d’Algérie », 2009/4, n° 104, pp. 107-122

[17S. Pattieu, Les camarades des frères : trotskistes et libertaires durant la guerre d’Algérie, Paris, Casbah, 2006, 254 p et S. Boulouque, Les anarchistes français face aux guerres coloniales, Lyon, Ateliers de création libertaire, 2003, 120 p.

Note de la rédaction

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