Par Igor Martinache
La question des migrants « sans-papiers » occupe incontestablement une place importante dans l’espace médiatique, qu’il s’agisse des « sujets » de journaux télévisés, des reportages ou des longs-métrages de fiction [1], et pourtant leur traitement politique et ses implications humaines demeurent mal connus du « public » de même que le débat public semble relativement amorphe, comme semble en témoigner la relative faiblesse des réactions face à l’adoption de la directive « Retour » par le Parlement européen en juin 2008 [2] ou la récente décision du gouvernement italien de M.Berlusconi d’ériger l’immigration « clandestine » en délit [3]. Ce paradoxe suffit à justifier la parution d’un ouvrage comme Enfermés dehors. Celui-ci regroupe en effet des contributions d’anthropologues, juristes, sociologues et philosophes qui alimentent la réflexion sur la situation des étrangers en situation irrégulière et leur traitement dans l’espace européen. Car les « nouveaux migrants » [4] y semblent bel et bien confrontés à un traitement juridique et policier de plus en plus dur, dans le contexte de la construction communautaire.
L’ouvrage se divise en quatre parties dont la cohérence interne n’est cependant pas toujours évidente. La première, intitulée « Exercice du contrôle, actualisation des frontières » regroupe ainsi un article de Michel Agier qui postule un continuum entre centres de rétention et camps de réfugiés qu’il a l’habitude d’étudier pour appuyer sa thèse d’un « encampement généralisé du monde, autrement dit du déploiement d’un dispositif de camps à l’échelle planétaire permettant de contrôler et trier les populations [5]. Chowra Makaremi s’inscrit pour sa part dans la droite ligne des écrits de Michel Foucault sur le biopouvoir en analysant les instructions concernant l’usage de la force dans le cas des refoulements d’étrangers à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle et montre notamment comment la violence de ce dispositif repose sur un épuisement des corps - par la privation de sommeil et de nourriture - pour éviter de se rendre trop visible. L’article de Nicolas Fischer représente en quelque sorte le pendant de ce dernier dans la mesure où il s’intéresse à la question du corps comme enjeu et territoire de la confrontation au sein des centres de rétention, en reprenant notamment le concept de « vie nue » de Giorgio Agamben pour désigner l’effet de cette institution sur ses « hôtes », et non sans pointer les contradictions dans lesquelles s’inscrit l’action humanitaire, aux prises avec la « bio-légitimité » que confère une pathologie nécessitant un soin urgent. Mathilde Darley ouvre pour sa part une perspective comparatiste en relatant son expérience de terrain dans les centres d’enfermement autrichiens et tchèques dans lequel elle met notamment bien en évidence le rôle stratégique de l’information, tant du côté des agents de contrôle que de celui des migrants.
La « gestion des espaces » et celle « des populations » constituent le thème de la deuxième partie. On peut y lire une synthèse bibliographique de Marc Bernardot sur le « renouveau de la théorisation sur le confinement des étrangers », une description par Grégory Beltran des dispositifs de « villages » de bungalows mis en place par certaines préfectures pour accueillir les familles de demandeurs d’asile, au sein desquels il relève la coexistence de deux principes de « mise à l’abri » et de « mise à l’écart ». Il pointe également la problématique désormais bien connue de délégation d’un problème au secteur associatif pour en faire un enjeu technique et le dépolitiser. Dans un registre analogue, entre technique et politique, Morgane Iserte relate la manière dont la zone d’accueil pour personnes en instance (ZAPI3) de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle a dû être élargie au moment face à l’afflux de réfugiés tchétchènes, entre décembre 2007 et février 2008. D’abord en investissant une salle d’embarquement, puis en créant une nouvelle zone d’attente - la ZAPI4- dont l’articulation avec la précédente n’a pas été sans poser certains problèmes pratiques. Pour clore cette partie, Cristina Férnandez Bessa propose un état des lieux d’internement des étrangers en Espagne.
La troisième partie, intitulée « Vies confinées » nous déplace à une échelle micro-sociale : Stefan Le Courant présente ainsi le dilemme stratégique auquel sont confrontés les étrangers en situation irrégulière face à la justice. Faut-il coopérer en remettant son passeport ou non ? La réponse n’est pas évidente, mais met en lumière certaines « compétences » que les intéressés développent dans un tel contexte. Carolina Sanchez Boe propose ensuite la retranscription du témoignage d’un « double peine » marocain, qui, outre le récit des étapes du processus complet de son expulsion, explique que celle-ci, qui a duré onze ans, l’a empêché de voir grandir sa fille restée en France avec cette formule : « c’est moi qui ai été condamné, pas elle » [6]. Puis la même auteure, également un temps membre de la Cimade, propose une analyse féconde de la carrière de détenu pour montrer en quoi l’institution carcérale était productrice d’ « irrégularités », appuyant ainsi à sa manière la formule de Foucault selon laquelle « la prison produit son objet, la délinquance » [7]. Carolina Koebelinsky, en s’appuyant largement sur l’expérience d’un demandeur d’asile rencontré au cours de ses enquêtes, montre également comment l’attente réorganise l’ensemble de l’existence des personnes concernées. Federica Sossi propose enfin une réflexion à la première personne, très littéraire, sur le rapport entre migrations et histoires, tant collectives qu’individuelles.
La dernière partie, « Circulation et enfermement » est composée d’un article éclairant d’Andrea Rea sur les contradictions inhérentes à la politique migratoire européenne. Olivier Clochard en propose en quelque sorte une séance de « travaux pratiques » en décrivant la manière dont les autorités chypriotes s’efforcent de maîtriser les flux migratoires. Enfin, Mariella Pandolfi propose pour terminer quelques considérations méthodologiques et terminologiques concernant l’appréhension ethnologique des circulations transfrontalières.
Quoique relativement inégal du point de vue de la qualité des contributions, l’ouvrage propose cependant un certain nombre de descriptions « concrètes » sur un sujet essentiel où hormis quelques clichés médiatiques, l’opacité est entretenue par une mise à l’écart systématique. Dans la mesure notamment où, pour avoir justement accès à de tels terrains, les chercheurs réunis ici ont souvent dû adhérer à une association agrée (Cimade ou Anafé notamment) [8], il réouvre, si on peut dire, la question de la frontière entre « savant » et « politique » [9].