Par Anne-Claudine Oller [1]
Dès les premières pages de cet ouvrage, le lecteur est conduit à se détacher de ses « prénotions » (pour reprendre les termes d’Emile Durkheim) au sujet du corps enseignant qu’il pouvait, avant sa lecture, considérer comme un corps professionnel unifié. En effet, le lecteur saisit toute la complexité et la pluralité du corps enseignant et plus particulièrement celles des jeunes professeurs de collège et lycée. Il est donc amené, tout au long de cet ouvrage, à se pencher sur les divers horizons des jeunes enseignants du secondaire, sur leurs trajectoires, multiples (non seulement scolaires, mais également sociales). Aussi, les horizons pluriels des auteurs de cet ouvrage (Pascal Guibert, maître de conférences en sciences de l’éducation ; Gilles Lazuech, maître de conférences en sociologie et Franck Rimbert, professeur de sciences économiques et sociales dans le secondaire) sont un écho tout particulier à leurs propos.
Les enseignants débutants ne sont pas tous égaux, ni dans leur mode d’accès à la profession, ni par la suite, dans leur capacité à s’adapter à leur métier », le ton est posé : un professeur certifié se distingue dans son rapport à son expérience professionnelle d’un professeur agrégé. Il en est de même pour un professeur de l’enseignement général ou technologique d’un professeur de l’enseignement professionnel. Les différences entre les enseignants et donc entre leurs processus de socialisation professionnelle ne relèvent pas uniquement du type de concours obtenu (CAPES [2] ou CAPEPS [3] ; CAPET [4] ; CAPLP [5] ; agrégation), mais prennent également leur source dans les motivations d’exercice de cette profession. La multiplicité des expériences professionnelles des jeunes enseignants du secondaire s’élabore ensuite en fonction du rapport de chacun à l’apprentissage de son métier (dans un premier temps, la préparation au concours qui se détache de l’apprentissage de « l’enseignement », puis l’année de stage entre confrontation à l’enseignement et cours théoriques à l’IUFM), en fonction des établissements d’exercice (ZEP, établissements de centre ville, de campagne...), des lieux d’apprentissage et d’affectation (plus ou moins éloignés du domicile), du statut lors des premières années d’enseignement (TZR : titulaire en zone de remplacement ; titulaire en poste fixe). Ces sont toutes ces dimensions qui créent, pour chacun, une relation particulière à son métier, à l’approche de son métier et donc à l’élaboration de sa professionnalité.
C’est pourquoi, afin de saisir la construction de la professionnalité des enseignants, qui est un long processus de socialisation, les auteurs ont mis en place, une méthode s’appuyant sur une enquête longitudinale [6]. Aussi, ils ont suivi une cohorte de jeunes enseignants du secondaire à partir de leur première année d’enseignement (année de stage) à leur sixième année d’enseignement (soit leur cinquième année en tant que titulaires). Ce suivi de la cohorte a été effectué par questionnaires à différents stades de la carrière des enseignants (année de stage, première année d’enseignant titulaire, deuxième année d’enseignant titulaire et cinquième année d’enseignant titulaire). Parallèlement, afin d’enrichir les résultats obtenus par le suivi de cohorte et d’articuler données quantitatives et données qualitatives, les auteurs ont réalisé une cinquantaine d’entretiens. Les entretiens ont donc conduit les auteurs à réfléchir sur les variations individuelles d’un processus collectif.
La méthode employée apparaît en effet comme pertinente puisqu’elle pointe du doigt l’intérêt des trajectoires professionnelles et la construction de la professionnalité dans le temps. Cette méthode met également en exergue l’importance que peuvent avoir les variations individuelles sur le collectif.
Aussi, les auteurs ont opté pour un plan qui met en lumière le processus de socialisation des enseignants du secondaire, processus qui leur permet d’élaborer leur professionnalité.
La première partie de l’ouvrage est donc consacrée à la découverte du métier et à l’inscription des jeunes enseignants du secondaire dans leur formation en Institut Universitaire de Formation des Maîtres. La formation à l’IUFM, ainsi que l’exercice du métier dans le cadre d’un stage en responsabilité (6 à 8 heures par semaine tout au long de l’année) constituent la phase de découverte du métier.
La deuxième partie permet au lecteur d’approcher « le noyau dur » de l’ouvrage et du processus de professionnalisation des enseignants de collège et lycée, puisqu’elle est consacrée aux premières années de titularisation (les trois premières). Ces années sont celles pendant lesquelles ces jeunes enseignants « font leurs armes », abordent les difficultés liées à l’exercice du métier et à ses évolutions (la diversification des publics d’élèves ce qui produit notamment de nouveaux rapports aux élèves, aux collègues). Ces années peuvent également connaître les doutes, les déceptions et les questionnements des jeunes titulaires, mais aussi les satisfactions liées au métier. Ces sentiments, comme cela a pu être précisé, dépendent de multiples facteurs, ce qui ne produit pas une homogénéisation du groupe des jeunes titulaires.
La troisième et dernière partie est consacrée à des enseignants qui ne sont plus considérés sous le prisme de « débutants » puisqu’après cinq années de titularisation, leur processus de socialisation et de professionnalisation est en voie d’achèvement. Les sentiments présentés au cours de la deuxième partie font place à d’autres (sentiment d’avoir acquis l’essentiel des savoirs, savoir-faire et savoir-être) qui leur permettent un rapport plus serein à leur profession. Ces sentiments sont mis en exergue à travers cinq portraits reflétant cinq parcours professionnels différents.
Le dernier chapitre (« un modèle de professionnalité en crise ? ») est à noter : il revient sur les transformations de l’école et souligne que si l’école s’est modifiée, il en est de même de ses métiers. Aussi, le lecteur apprend, qu’« avoir la vocation [7] est devenu, pour l’enseignant d’aujourd’hui, plus un handicap qu’un avantage ». Deux populations d’enseignants cohabiteraient : celle qui a une vision plus traditionnelle de la profession (où la confrontation directe des individus, de leurs logiques et habitus, parfois contraires, serait plus douloureuse) et celle des « nouveaux enseignants » qui seraient venus au métier de façon « réaliste » [8].
La conclusion permet notamment de revenir sur les inquiétudes liées la réforme des formations et des concours d’enseignement par la « mastérisation » des cursus dispensés par les IUFM. L’intégration complète des IUFM à une université permettra-t-elle une meilleure articulation entre théorie et pratique ou sera-t-elle au contraire le moyen de renforcer l’opposition entre apprentissage par le terrain et formation plus universitaire ? Les auteurs pensent que cette réforme rendrait plus difficile, pour les futurs enseignants, la coupure avec les savoirs universitaires (alors que ce passage des savoirs « savants » aux savoirs scolaires avec l’ajustement au niveau des élèves et des consignes officielles n’était préalablement pas facile). La réforme des formations d’enseignement (du fait de la mastérisation et de la validation de certains enseignements en crédits ECTS) conduirait nécessairement à l’élaboration d’une nouvelle conception de la formation (où le processus global sera moins évalué que ses différents contenus, où la professionnalisation sera encore plus fondée sur la logique de compétence et de rationalisation des pratiques professionnelles) et donc à la construction d’une nouvelle conception de la professionnalité enseignante.
Cet ouvrage ne clôt donc pas une réflexion sur les enseignants, l’école et « sa crise », mais la complète et l’enrichit. La manière dont les auteurs ont travaillé et questionné le sujet nous donne envie de voir leurs études se poursuivre sur les effets de la réforme des IUFM, non seulement sur la formation des enseignements mais également sur la construction de leur professionnalité.