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Entre les murs

Un long-métrage de Laurent Cantet (France, 2008, 2h08)

publié le mardi 7 octobre 2008

Sujets : Education

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Par Igor Martinache

Chaque année, difficile d’échapper au battage médiatique qui entoure la sortie en salles de la dernière Palme d’or du festival de Cannes. C’est d’ailleurs précisément ce qui fait son "prix" - aux yeux des « producteurs » du moins. Pourtant, la polémique provoquée par le lauréat 2008 semble avoir surpassé ses prédécesseurs. Ni Fahrenheit 451, le documentaire aussi édifiant que peu rigoureux de Michael Moore primé en 2004, ni Quatre mois, trois semaines et deux jours de Cristian Mungiu [1], récompensé l’an passé et traitant pourtant de deux thèmes aussi brûlants que l’avortement et la vie quotidienne dans les démocraties populaires, n’avaient ainsi tant déchaîné les passions dans l’Hexagone [2]. Si, en effet, vous n’avez pas vu Entre les murs, il est fort à parier que vous vous êtes progressivement constitué un avis sur le film, à force d’entendre amis, collègues ou journalistes en débattre.
Alors, pourquoi tant d’anathème (ou d’enthousiasme - rayez la mention inutile...) ?

On peut risquer une hypothèse vraisemblable : plus qu’un portrait de la société de cour (d’école) [3], le film nous donne à voir dans le collège un « fait social total », pour reprendre le concept forgé par Marcel Mauss, c’est-à-dire un phénomène dans lequel « s’expriment à la fois et d’un coup toutes les institutions » [4]. Tel est un des enseignements principaux qu’on peut retenir du film de Laurent Cantet. Le réalisateur, à qui l’on doit déjà notamment Ressources humaines (1999) - un classique des cours de sciences économiques et sociales où l’on suit Jalil Lespert en jeune cadre, fraîchement diplômé d’une école de commerce, venir effectuer un stage en « gestion des ressources humaines » dans l’entreprise où son père est employé comme ouvrier alors qu’un plan social se profile...-, L’emploi du temps (2001) -version sans doute la plus aboutie de l’affaire Roman-, ou Vers le sud (2006) - qui « met en regard la misère sociale des uns et la misère sexuelle des autres » selon les propres mots de Laurent Cantet, plus subtilement qu’une plate forme de Houellebecq - poursuit son exploration du travail contemporain en posant ses caméras dans un des lieux de travail les plus banals qui soient : un collège. Depuis la mise en place du « collège unique » par la loi Haby en 1975, pas un habitant de notre pays -ou presque [5]- qui n’ait usé ses fonds de culotte sur les bancs de cette institution. Difficile de trouver expérience plus fédératrice. C’est cependant moins au « métier d’élève », souvent dénié comme tel, qu’à celui des enseignant-e-s qu’est dirigée la focale de ce long-métrage de fiction [6].

Adaptation -retravaillée- du roman éponyme de François Bégaudeau [7], Entre les murs réalise une sorte de double mise en abyme puisque l’écrivain et ancien enseignant campe lui-même (et avec talent) le protagoniste du film, François Marin, professeur de français dans un établissement du 19ème arrondissement parisien, un de ces établissements qui forme « l’école de la périphérie » - pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Agnès Van Zanten [8] - par opposition aux établissements de centre-ville. On le suit donc aux prises [9] avec une seule de ses classes, la 4ème3, dont il est « PP » -professeur principal dans le jargon foisonnant de l’Education nationale. Esmeralda, Khoumba, Louise, Souleymane, Wei, Juliette, Rabah sont quelques-uns des prénoms qui s’affichent sur les pupitres en papier décorant traditionnellement les tables en début d’année. Et qui donnent du fil à retordre à celui qui prétend les éduquer dans la langue de Molière. Aucune des différentes étapes qui rythment la vie professionnelle d’un enseignant et d’un établissement du second degré ne sont oubliées - séjours en salle des profs, conseils en tous genres -de classe, d’administration ou de discipline-, rencontres avec les parents (avec une pratique en expansion : la remise en mains propres des bulletins). Aucune ou presque, puisque tout semble se dérouler « entre les murs ». Comme si n’existait pas tout le travail de préparation des cours et de correction de copies réalisé à la maison, sans compter toutes ces occasions où, même en vacances, on va tout à coup jeter son dévolu sur tel objet ou document qui pourrait « intéresser les élèves ». Un travail rendu ainsi quelque peu invisible comme la plus grande part du « sale boulot » tel que défini par Everett Hugues [10], comme du reste celui du cinéaste et des acteurs amateurs, qui se sont réunis chaque mercredi après-midi dans leur collège bellevillois baptisé du nom de Françoise Dolto [11]. Notons au passage que cette énième « revanche » des comédiens amateurs [12] est aussi et surtout une démonstration en actes de la possibilité d’éduquer [13] ces jeunes collégiens d’un établissement dit « défavorisé », capables à force de travail de rivaliser avec plus d’un acteur professionnel - mention spéciale à ce propos à la jeune Esmeralda Ouertani.

Il est finalement illusoire de croire que la vie de l’école s’arrêterait « entre les murs », que les « murailles » qui séparent physiquement l’enceinte des établissements les protégerait des vicissitudes du monde social extérieur. Ce dernier se diffracte bel et bien dans les classes et vient illustrer la loi de conservation de la violence symbolique évoquée par Pierre Bourdieu [14]. Au premier chef, les différentes formes de rupture familiale peuvent contribuer à expliquer la recherche de limites par certains élèves, ainsi que le sens commun des enseignants a coutume de l’énoncer. L’arbitraire administratif auquel sont confrontées les familles de migrants [15] se reflète ainsi au premier chef dans les établissements, avec l’expulsion de parents d’élèves et les mobilisations auxquelles elles ont donné lieu - notamment celles coordonnées par le Réseau Education sans frontière [16]. La démission -pour ne pas dire plus- de l’Etat social [17] contribue ainsi certainement à saper les fondements de l’autorité nécessaire aux enseignants pour transmettre les savoirs -et savoir-être- ambitionnés.
Cette « crise » de l’autorité semble être le seul constat sur lequel s’accordent les différentes parties de l’actuel débat sur l’école [18]. A travers la figure de François Marin ou de ses collègues -comme celui-là qui s’effondre en salle des profs sur le mode du « mais qu’ils restent dans leur merde... », Entre les murs montre bien les contradictions dans lesquelles sont pris les enseignant-e-s d’aujourd’hui. Et la position qu’adopte le protagoniste, à la fois trop proche et trop « dur » dans ses échanges n’incarne certainement pas un modèle de prof. Très - trop ???- impliqué affectivement par la vie de ses élèves, celui-ci cherche à se rapprocher de ces derniers par la confrontation verbale. Une démarche qui dérape à de nombreuses reprises quand il les « charrie trop » [19], ou dans certains exercices, comme quand il leur demande de lire leur auto-portrait au reste de la classe. Difficile apparemment pour certains spectateurs de ne pas voir représenter à l’écran un héros modèle, à l’instar de certaines fictions un peu trop caricaturales sur le même métier [20]. Difficile aussi d’éviter le débat caricatural qui opposerait les « républicains » et les « pédagogues » dans le débat actuel sur l’école [21]. Mixité sociale, stratégies résidentielles des parents [22] - avec l’« assouplissement » de la carte scolaire avant sa disparition programmée-, suppression du samedi matin, réforme du lycée, suppressions massives de postes dans l’Education nationale - tout cela en relation avec les conceptions très libérales de l’hôte actuel de la rue de Grenelle [23]-, les sujets de débat ne manquent pas aujourd’hui sur le système scolaire. Un débat qu’Entre les murs contribue utilement à alimenter. Rien que pour cela, et pour sa présentation d’une (micro-)société métissée bien plus représentative de la société française contemporaine que la plupart des autres productions cinématographiques hexagonales [24], Entre les murs mérite le détour. Et, si l’on ajoute sa réalisation très maîtrisée, n’usurpe en rien sa Palme d’or...

NOTES

[1Cf un compte-rendu ici

[2Pour ne reprendre que les cas les plus récents de « Palmes » polémiques...

[3Petit clin d’œil au titre d’un fameux ouvrage de Norbert Elias d’ailleurs réédité ces jours-ci

[4Cf L’essai sur le don, Paris, PUF, 2007 [paru initialement en 1924 dans l’Année sociologique] dont on peut lire une recension et la préface de Florence Weber à cette récente réédition, sur Liens socio. Sur la question, voir aussi Bruno Karsenti, Marcel Mauss. Le fait social total, Paris, Presses Universitaires de France, coll. "Philosophies", 1994

[5Sur la scolarisation à domicile, cf Julien Brygo, « Ces familles américaines qui défient l’école publique », Le Monde diplomatique, août 2008

[6Qu’il ne s’agit ainsi pas de prendre pour un documentaire comme ne cessent de le répéter ses auteurs -cf l’émission « Projection privée » du 27 septembre 2008 sur France Culture où Michel Simon recevait Laurent Cantet

[7Entre les murs, Gallimard, 2007 [initialement publié aux éditions Verticales en 2006]

[8L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2001

[9involontaire jeu de mots cinématographique...

[10Le regard sociologique. Essais choisis, textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie, Paris, éditions de l’EHESS, 1996

[11Ca ne s’invente pas ! Et pour l’anecdote, le film a du être finalement tourné dans un établissement voisin durant l’été pour cause de travaux à « Dolto »

[12Rappelons la polémique qu’avait soulevée la remise, lors du festival de Cannes 1999, des prix d’interprétation à des comédiens amateurs, Émilie Dequenne dans Rosetta des frères Dardenne, Séverine Caneele et Emmanuel Schotte pour L’Humanité de Bruno Dumont. Voir aussi sur ce sujet « Pourquoi les comédiens amateurs cartonnent » sur Rue 89

[13Au sens étymologique du terme : "conduire"...

[14« Le mythe de la « mondialisation » et l’État social européen ». Intervention à la Confédération générale des travailleurs grecs, (GSEE) à Athènes, en octobre 1996 reprise dans Contre-Feux 1, Liber, 1998

[15Sur ce sujet, voir les travaux d’Alexis Spire et notamment son tout récent ouvrage, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Raisons d’Agir, 2008 ou « L’asile au guichet », Actes de la Recherche en sciences sociales, n°169, 2007, ou « Etrangers, la mise à l’écart », un dossier de la revue Politix, n°69, 2005

[16Cf La chasse aux enfants. L’effet miroir de l’expulsion des sans-papiers, de Miguel Benasayag, Angélique del Rey et des militants de RESF, La Découverte, 2008 - voir la recension d’Hervé Guillemain, « Les expulsions de sans-papiers : un traumatisme collectif », La vie des idées, 4 juin 2008

[17Cf par exemple Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil, 2003, ou La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, Seuil, 2007

[18Autrement dit, l’ensemble du corps social ou presque...

[19Et encore le narrateur du roman se montre-t-il encore bien plus incisif que son double à l’écran...

[20Cf par exemple dans ce registre Le plus beau métier du monde de Gérard Lauzier (1996) avec Gérard Depardieu, ou le bien plus abouti Ça commence aujourd’hui de Bertrand Tavernier (1998) dans lequel Philippe Torreton campe un directeur d’école maternelle en prise avec les pires maux sociaux. Mais qui vient aussi opportunément rappeler que les professeurs des écoles maternelles ne se limitent pas à « changer des couches » -si tant est que cela peut leur arriver d’ailleurs...

[21Sur ce sujet, voir l’excellent article de Nicolas Truong, « Rentrée scolaire et nouveaux rapports de classe », Le Monde diplomatique, Septembre 2008

[22Cf Marco Oberti, L’école dans la ville, Paris, Presses de Sciences-po, 2007 recensé ici

[23Cf Eddy Khaldi et Muriel Fitoussi, Main basse sur l’école, Demopolis, 2008

[24Cf Geoffroy Deffrenes, « Un livre dénonce les « clichés » portés par « Bienvenue chez les Ch’tis » », Le Monde, 28 août 2008

Note de la rédaction

A lire aussi dans liens socio, l’analyse de Fabrice Cahen, professeur d’histoire-géographie.

À lire aussi dans la rubrique "Lectures"

Une réponse de José Luis Moreno Pestaña au compte rendu de Pierre-Alexis Tchernoivanoff
Un ouvrage de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (Payot & Rivages, Coll " Essais Payot", 2009)
Une réédition de l’ouvrage de Katharine Macdonogh (Payot & Rivages, Coll "Petite Bibliothèque Payot", 2011)

À lire sur les mêmes sujets...

Education

Les vidéos des interventions sont en ligne
Un ouvrage d’Etienne Douat (La dispute, Coll " L’enjeu scolaire", 2011)
Un ouvrage de Gaële Henri-Panabière (La dispute, Coll "L’enjeu scolaire", 2010)

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