Par Igor Martinache
Chaque année, difficile d’échapper au battage médiatique qui entoure la sortie en salles de la dernière Palme d’or du festival de Cannes. C’est d’ailleurs précisément ce qui fait son "prix" - aux yeux des « producteurs » du moins. Pourtant, la polémique provoquée par le lauréat 2008 semble avoir surpassé ses prédécesseurs. Ni Fahrenheit 451, le documentaire aussi édifiant que peu rigoureux de Michael Moore primé en 2004, ni Quatre mois, trois semaines et deux jours de Cristian Mungiu [1], récompensé l’an passé et traitant pourtant de deux thèmes aussi brûlants que l’avortement et la vie quotidienne dans les démocraties populaires, n’avaient ainsi tant déchaîné les passions dans l’Hexagone [2]. Si, en effet, vous n’avez pas vu Entre les murs, il est fort à parier que vous vous êtes progressivement constitué un avis sur le film, à force d’entendre amis, collègues ou journalistes en débattre.
Alors, pourquoi tant d’anathème (ou d’enthousiasme - rayez la mention inutile...) ?
On peut risquer une hypothèse vraisemblable : plus qu’un portrait de la société de cour (d’école) [3], le film nous donne à voir dans le collège un « fait social total », pour reprendre le concept forgé par Marcel Mauss, c’est-à-dire un phénomène dans lequel « s’expriment à la fois et d’un coup toutes les institutions » [4]. Tel est un des enseignements principaux qu’on peut retenir du film de Laurent Cantet. Le réalisateur, à qui l’on doit déjà notamment Ressources humaines (1999) - un classique des cours de sciences économiques et sociales où l’on suit Jalil Lespert en jeune cadre, fraîchement diplômé d’une école de commerce, venir effectuer un stage en « gestion des ressources humaines » dans l’entreprise où son père est employé comme ouvrier alors qu’un plan social se profile...-, L’emploi du temps (2001) -version sans doute la plus aboutie de l’affaire Roman-, ou Vers le sud (2006) - qui « met en regard la misère sociale des uns et la misère sexuelle des autres » selon les propres mots de Laurent Cantet, plus subtilement qu’une plate forme de Houellebecq - poursuit son exploration du travail contemporain en posant ses caméras dans un des lieux de travail les plus banals qui soient : un collège. Depuis la mise en place du « collège unique » par la loi Haby en 1975, pas un habitant de notre pays -ou presque [5]- qui n’ait usé ses fonds de culotte sur les bancs de cette institution. Difficile de trouver expérience plus fédératrice. C’est cependant moins au « métier d’élève », souvent dénié comme tel, qu’à celui des enseignant-e-s qu’est dirigée la focale de ce long-métrage de fiction [6].
Adaptation -retravaillée- du roman éponyme de François Bégaudeau [7], Entre les murs réalise une sorte de double mise en abyme puisque l’écrivain et ancien enseignant campe lui-même (et avec talent) le protagoniste du film, François Marin, professeur de français dans un établissement du 19ème arrondissement parisien, un de ces établissements qui forme « l’école de la périphérie » - pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Agnès Van Zanten [8] - par opposition aux établissements de centre-ville. On le suit donc aux prises [9] avec une seule de ses classes, la 4ème3, dont il est « PP » -professeur principal dans le jargon foisonnant de l’Education nationale. Esmeralda, Khoumba, Louise, Souleymane, Wei, Juliette, Rabah sont quelques-uns des prénoms qui s’affichent sur les pupitres en papier décorant traditionnellement les tables en début d’année. Et qui donnent du fil à retordre à celui qui prétend les éduquer dans la langue de Molière. Aucune des différentes étapes qui rythment la vie professionnelle d’un enseignant et d’un établissement du second degré ne sont oubliées - séjours en salle des profs, conseils en tous genres -de classe, d’administration ou de discipline-, rencontres avec les parents (avec une pratique en expansion : la remise en mains propres des bulletins). Aucune ou presque, puisque tout semble se dérouler « entre les murs ». Comme si n’existait pas tout le travail de préparation des cours et de correction de copies réalisé à la maison, sans compter toutes ces occasions où, même en vacances, on va tout à coup jeter son dévolu sur tel objet ou document qui pourrait « intéresser les élèves ». Un travail rendu ainsi quelque peu invisible comme la plus grande part du « sale boulot » tel que défini par Everett Hugues [10], comme du reste celui du cinéaste et des acteurs amateurs, qui se sont réunis chaque mercredi après-midi dans leur collège bellevillois baptisé du nom de Françoise Dolto [11]. Notons au passage que cette énième « revanche » des comédiens amateurs [12] est aussi et surtout une démonstration en actes de la possibilité d’éduquer [13] ces jeunes collégiens d’un établissement dit « défavorisé », capables à force de travail de rivaliser avec plus d’un acteur professionnel - mention spéciale à ce propos à la jeune Esmeralda Ouertani.
Il est finalement illusoire de croire que la vie de l’école s’arrêterait « entre les murs », que les « murailles » qui séparent physiquement l’enceinte des établissements les protégerait des vicissitudes du monde social extérieur. Ce dernier se diffracte bel et bien dans les classes et vient illustrer la loi de conservation de la violence symbolique évoquée par Pierre Bourdieu [14]. Au premier chef, les différentes formes de rupture familiale peuvent contribuer à expliquer la recherche de limites par certains élèves, ainsi que le sens commun des enseignants a coutume de l’énoncer. L’arbitraire administratif auquel sont confrontées les familles de migrants [15] se reflète ainsi au premier chef dans les établissements, avec l’expulsion de parents d’élèves et les mobilisations auxquelles elles ont donné lieu - notamment celles coordonnées par le Réseau Education sans frontière [16]. La démission -pour ne pas dire plus- de l’Etat social [17] contribue ainsi certainement à saper les fondements de l’autorité nécessaire aux enseignants pour transmettre les savoirs -et savoir-être- ambitionnés.
Cette « crise » de l’autorité semble être le seul constat sur lequel s’accordent les différentes parties de l’actuel débat sur l’école [18]. A travers la figure de François Marin ou de ses collègues -comme celui-là qui s’effondre en salle des profs sur le mode du « mais qu’ils restent dans leur merde... », Entre les murs montre bien les contradictions dans lesquelles sont pris les enseignant-e-s d’aujourd’hui. Et la position qu’adopte le protagoniste, à la fois trop proche et trop « dur » dans ses échanges n’incarne certainement pas un modèle de prof. Très - trop ???- impliqué affectivement par la vie de ses élèves, celui-ci cherche à se rapprocher de ces derniers par la confrontation verbale. Une démarche qui dérape à de nombreuses reprises quand il les « charrie trop » [19], ou dans certains exercices, comme quand il leur demande de lire leur auto-portrait au reste de la classe. Difficile apparemment pour certains spectateurs de ne pas voir représenter à l’écran un héros modèle, à l’instar de certaines fictions un peu trop caricaturales sur le même métier [20]. Difficile aussi d’éviter le débat caricatural qui opposerait les « républicains » et les « pédagogues » dans le débat actuel sur l’école [21]. Mixité sociale, stratégies résidentielles des parents [22] - avec l’« assouplissement » de la carte scolaire avant sa disparition programmée-, suppression du samedi matin, réforme du lycée, suppressions massives de postes dans l’Education nationale - tout cela en relation avec les conceptions très libérales de l’hôte actuel de la rue de Grenelle [23]-, les sujets de débat ne manquent pas aujourd’hui sur le système scolaire. Un débat qu’Entre les murs contribue utilement à alimenter. Rien que pour cela, et pour sa présentation d’une (micro-)société métissée bien plus représentative de la société française contemporaine que la plupart des autres productions cinématographiques hexagonales [24], Entre les murs mérite le détour. Et, si l’on ajoute sa réalisation très maîtrisée, n’usurpe en rien sa Palme d’or...