Par Igor Martinache
Le constat est bien connu mais cela ne change rien à l’affaire : les médias offrent une vision largement déformée du monde social. Autrement dit, certains phénomènes ou catégories sont sous- (et mal) représentées pendant que d’autres monopolisent l’attention des caméras, micros et autres colonnes de journaux. Parmi les invisibles des écrans, la classe ouvrière, notamment féminine, et plus encore l’économie sociale, particulièrement le mouvement coopératif. Peur de la contagion peut-être... Quoiqu’il en soit, Mariana Otero vient en quelque sorte contribuer à réparer ce double tort dans son dernier documentaire. Après avoir mis en images dans Histoire d’un secret un drame familial pour mettre en lumière un aspect occulté de notre passé récent [1], la réalisatrice s’est immergée trois mois durant dans le quotidien d’une usine de lingerie, Starissima, dans le Loiret, non loin d’Orléans.
Confronté à de sérieux problèmes de trésorerie, son encadrement conçoit en effet pour y remédier le projet de passer au statut de Scop (Société coopérative de production [2]), c’est-à-dire de devenir la propriété de ses salarié-e-s, ouvrières dans leur majorité. Mais, loin de se livrer à la simple célébration de ce type d’ « entreprises sans patron » [3], à l’instar de Naomi Klein dans The Take (2004) au sujet du mouvement des « recuperadas » en Argentine, elle donne à voir en pratique les contradictions qui traversent dans la pratique ces formes d’utopie concrète, ici avant même leur démarrage. Ce qui inscrit davantage le film dans la lignée du documentaire d’Anne Argouse et Hugues Perret, Les Fagor et les Brandt (2007), qui revient pour sa part sur la trajectoire de la plus grande coopérative du monde, le groupe Mondragon.
Lorsqu’elles se voient demandé d’investir chacune initialement un mois de salaire dans le projet, ce n’est ainsi guère l’enthousiasme qui domine dans les rangs des ouvrières, mais davantage perplexité et angoisse. Car faute de savoir ce dans quoi elles s’embarquent, elles sentent ce qu’elles y risquent. Et que l’engagement demandé ne se résume pas à une question financière. En fait, en suivant les états d’âme de ces travailleuses, on réalise progressivement qu’il ne s’agit pas « seulement » d’un film sur la vie en entreprise, mais plus largement sur notre rapport à la démocratie. Encore que les deux sujets ne sont, ou en tous les cas ne devraient pas être, dissociables. Appelées ainsi à s’exprimer sur le projet, ainsi que sur leur volonté ou non de devenir coopératrices, plusieurs expliquent en avoir longuement délibéré avec « leurs maris », et l’une refuse de donner le résultat de sa décision à la caméra, faisant elle-même l’analogie avec les scrutins républicains, et la preuve de son intériorisation du principe de secret du vote. Une autre assume au contraire publiquement sa décision de ne pas participer dans un premier temps et d’attendre de voir si la Scop est viable avant d’investir, consciente du stigmate qu’elle s’attire ainsi par cette attitude déviante. Plus encore, certaines expriment non sans sagesse leur sentiment d’incapacité face à une question dont les aspects techniques les dépassent, confirmant ce faisant d’une certaine manière les analyses de Daniel Gaxie quant à l’« auto-deshabilitation » comme facteur d’abstention et d’exclusion du jeu politique [4]. Une autre exprime, non sans lucidité, que les décisions sont et resteront de toute façon prises en amont, et que la participation des salarié-e-s constitue finalement une procédure cosmétique. Ce ne sont pas les nombreux travaux sur la démocratie participative, notamment au sein des dispositifs de la « politique de la ville » qui la démentiront...
Cela étant, parce que la démocratie ne désigne pas tant un mécanisme procédural qu’une dynamique sociale comme l’avait déjà souligné Tocqueville, la promesse d’égalisation des travailleurs portée par le projet de Scop produit des effets sur les relations humaines au sein de l’entreprise, patents avant même qu’il ne se mette en place. C’est un autre aspect, et sans doute le plus éclairant, que révèle la caméra de Mariana Otero. Celle-ci montre en effet comment s’effacent petit à petit les cloisons entre les différents ateliers et les petits clans qui s’ignoraient jusque-là mutuellement. L’expérience vient ainsi travailler l’intimité même de ces femmes, employées justement, jolie métaphore, à confectionner les sous-vêtements des autres. Et de grâce, le film n’en manque pas, rappelant que la distinction entre fond et forme n’est finalement pas si pertinente. Car c’est en laissant à ses plans le temps de se dérouler que Mariana Otero parvient à faire parler ce lieu de vie apparemment froid que représente l’usine, c’est en accordant une attention sincère à ces femmes - et quelques hommes-, qu’elle parvient à les faire s’exprimer. Et même le Pdg qui, à un moment fait savoir son opposition au projet de Scop, occupe sa place sans jamais apparaître un instant [5].
Pour son malheur, l’usine réalise désormais la plus grande part de son chiffre d’affaires pour la grande distribution et est ainsi soumise à leur pouvoir de référencement ou de « mort » économique [6]. On devine dès lors l’issue de cette aventure, même si l’on n’en connaîtra jamais réellement les tenants et aboutissants. Il n’en reste pas moins que ce projet, aussi générateur de tensions qu’il puisse paraître, a libéré la parole dans cette entreprise et fait entrevoir d’autres possibles, ce qui n’est pas rien. Et nous suggère finalement cette idée, tellement simple qu’on a presque honte de l’énoncer, que c’est peut-être précisément ce qui nous manque aujourd’hui : un vrai projet commun.