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Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?

Réédition en poche de la traduction de l’ouvrage de Ian Hacking (La Découverte, 2008)

publié le vendredi 28 novembre 2008

Domaine : Epistémologie, méthodologie

Sujets : Recherche

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Par Samuel Coavoux [1]

Publié pour la première fois en anglais il y a presque dix ans, La construction sociale de quoi ? [2] est un livre d’une étonnante actualité. Les débats qu’il évoque à propos du constructivisme sont en effet loin d’être éteints [3], et l’approche de son auteur, Ian Hacking, permet d’en saisir pleinement les termes et les enjeux. Il ne s’agit pas de prendre partie pour ou contre la construction sociale, ni de prétendre résoudre à jamais l’antinomie naturel-construit, mais de clarifier le débat en explicitant les positions des deux camps - laudateurs et critiques de la notion de construction sociale -, en en recherchant les fondements philosophiques et en mettant en évidence leurs logiques et leurs contradictions.

L’auteur remarque que depuis que la métaphore a été utilisée pour la première fois [4], la construction sociale est devenue à la mode. Ce faisant, elle a perdu beaucoup de sa force, et a généré de nombreux malentendus. Son utilisation est devenue routinière : elle est une « métaphore morte [5] ». Quand aux fondements philosophiques de cette pensée, il les fait remonter à Platon et Kant, et à la coupure apparence-réalité ; il intitule ainsi sa présentation des différents « construct-ismes », « La maison de Kant ».

Que signifie alors l’expression « construction sociale de X » (X désignant génériquement les objets déclarés construits par les partisans du constructivisme) ? La thèse de la construction sociale est que « X peut ne pas avoir existé ». D’apparence fort simple, cette proposition recèle pourtant une série de présupposés et de malentendus que l’ouvrage s’attache à mettre au jour. En premier lieu, déclarer la contingence de X signifie que celle-ci n’est pas évidente. La thèse constructiviste, par conséquent, suppose que « dans l’état actuel des choses, X est tenu pour acquis ». On ne peut déclarer la construction sociale des banques, dont personne ne doute qu’elles sont « le résultat d’événements historiques et de processus sociaux ».

Comment alors peut-on soutenir, par exemple, la thèse de la construction sociale des femmes réfugiées [6] ? Chacun sait pourtant que sans une série d’événements historiques amenant des femmes à chercher refuge dans un autre pays que le leur, il n’y aurait pas de femmes réfugiées. C’est que fort souvent, X est polysémique. Les femmes réfugiées sont à la fois un objet (des personnes, les femmes réfugiées) et une idée (la catégorie « femmes réfugiées »). L’objet n’est pas construit, l’idée l’est. A cette première distinction objet-idée, Hacking ajoute un troisième terme, les « mots-ascenseurs » (les faits, la vérité, la réalité, la connaissance), qui fonctionnent à un autre niveau que les précédents.

L’enjeu de la thèse de la construction sociale est un second point d’achoppement. La proposition « X peut ne pas avoir existé » s’accompagne souvent de deux corolaires : « X est une mauvaise chose » et « le monde serait bien meilleur sans X ». L’adhésion à une ou plusieurs de ces propositions définit plusieurs degrés d’engagement constructiviste : historique, ironique, dévoilement, réformisme, rebelle et révolutionnaire, formant un continuum entre le dévoilement de l’historicité d’un phénomène et sa remise en cause radicale. Le conflit avec les sciences de la nature est d’ailleurs particulièrement saillant sur ce point.

A ce propos, l’auteur identifie trois points de blocage principaux. Il y a en premier lieu la contingence : la thèse défendue notamment par Pickering [7] est, dans les mots de Hacking, que l’on peut imaginer un « programme de recherche novateur » (Lakatos) tout aussi efficace que la science moderne dans son explication du monde et qui ne ferait pourtant pas usage des mêmes concepts et des mêmes représentations, par exemple, des quarks (la valeur que prend X dans l’ouvrage de Pickering). Cette thèse contingentiste s’oppose à l’inévitabilisme des scientifiques (l’évolution de la science ne peut prendre qu’un chemin, qu’il s’agit de découvrir).

L’opposition nominalisme-structurisme inhérent constitue un second point de blocage. Pour les scientifiques, la nature a une structure que le langage s’efforce de respecter ; pour les constructivistes, le langage ne nous apprend rien de la nature et dépend entièrement de nos manières de découper le monde naturel. Enfin, le troisième point de blocage porte sur les explications de la stabilité des sciences : elles sont internes pour les scientifiques (la science est stable parce qu’elle dit vrai), externes pour les constructivistes (à chercher non dans la nature, mais dans la logique de la communauté scientifique).

Les deux derniers chapitres sont des études de cas de constructions d’objets scientifiques, portant sur la recherche sur les armes et sur la dolomite, une roche sédimentaire. Hacking y soutient la thèse selon laquelle les questions posées par la science sont déterminées par des critères extra-scientifiques (par exemple la politique militaire) mais que les réponses, elles, ont une stabilité interne. Proche en cela de Pickering, il considère qu’il y a contingence quand à la forme que prend la science, et non quand à son contenu.

Si les sciences naturelles sont l’objet de la majeure partie des réflexions de l’auteur, celui-ci n’oublie pas non plus les sciences humaines et sociales et les objets sociaux. Il distingue les objets de genre interactif et de genre indifférent. Ceux du genre interactif sont influencés par la catégorisation dont ils font l’objet : ainsi, une femme réfugiée, si elle se pense comme femme réfugiée ou sait être pensée comme telle, peut modifier son comportement ou ses manières de penser en conséquence. A l’inverse, il importe peu à la dolomite d’être pensée comme roche sédimentaire. Les types de roche sont des genres indifférents.

L’enjeu de nombre de débats sur la construction sociale est alors justement la définition en genre interactif ou indifférent. Ainsi de la question de la folie : elle est, pour ceux qui soutiennent qu’elle a une origine biologique, un genre indifférent ; pour les autres, elle est un genre interactif. De la même façon, l’histoire de la maltraitance infantile, à laquelle Hacking consacre un chapitre, est un bon exemple des luttes entourant la définition d’un genre.

Force est de constater, donc, que La construction sociale de quoi ? remplit son contrat. Ouvrage clair et accessible, très documenté, présentant des études de cas fouillées, il peut être vu à la fois comme un manuel permettant de se repérer dans les débats contemporains sur la construction sociale, grâce à son effort de toujours présenter les différentes parties en présence, et comme un apport majeur à ces mêmes débats, clarifiant et renouvelant nos manières de penser le construit.

NOTES

[1Auditeur à l’ENS Lettres & Sciences Humaines et étudiant en Master 2 de sociologie.

[2D’après son titre original The Social Construction of What ?.

[3Cf. par exemple Michel de Fornel et Cyril Lemieux, Naturalisme versus constructivisme, Paris, Editions de l’EHESS, coll. « Enquête », 2008 (compte rendu dans Liens Socio : http://www.liens-socio.org/article.php3?id_article=3629.

[4Dans l’ouvrage classique de Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Meridiens Klincksieck, 1986.

[5D’après le mot de Fowler, cité p. 75 : une métaphore dont on a « cessé d’être conscient que les mots utilisés ne sont pas littéraux ».

[6Hélène Moussa, The Social Construction of Women Refugees : A Journey of Discontinuities and Continuities, Th. Doct., University of Toronto, 1992

[7Andrew Pickering. Constructing Quarks : A Sociological History of Particle Physics, Edimbourg, University Press, 1984.

Note de la rédaction

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