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Etat de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire

Un ouvrage de Michaël Foessel (Le Bord de l’eau éditions, Coll "Diagnostics", 2010, 155 p., 16€)

publié le mardi 12 octobre 2010

Domaine : Philosophie

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Par Igor Martinache

Les sociologues demeurent toujours un peu embarrassés face à la philosophie. D’abord parce qu’ils ressentent plus ou moins confusément à son égard un sentiment mêlé de gratitude coupable. Difficile d’oublier en effet les multiples dettes que la sociologie doit à l’une de ses (sinon sa) disciplines-mères, et que des auteurs aussi variés et essentiels celle-là -Durkheim, Mead ou Bourdieu pour ne citer que ceux-là-, ont d’abord été formés par la philosophie. Impossible également de ne pas oublier les innombrables concepts et surtout la posture consistant à ne pas s’en tenir aux fausses évidences du sens commun. Et pourtant, pour exister en temps que telle, la sociologie a également dû s’autonomiser de cette si proche parente, dénonçant son caractère par trop spéculatif [1], et accordant un rôle prééminent à l’enquête empirique [2]. Les guerres de territoire n’en demeurent pas moins toujours vivaces, comme l’illustre la tentation récurrente de certains sociologues, comme du reste d’autres « scientifiques », de faire de la philosophie sans en avoir l’air, et souvent sans en maîtriser la méthode. On ne le répétera jamais assez, surtout à l’entrée du lycée, mais les différentes disciplines de sciences sociales n’ont pas l’exclusivité sur quelque objet que ce soit, et c’est ainsi que les empiétements sont et demeurent fréquents, au plus grand bénéfice de la réflexion, et donc de la démocratie. Enfin, espérons-le...

Quoiqu’il en soit, voici un essai philosophique qui s’aventure sur des terres vivement labourées ces derniers temps par des auteurs plus ou moins « sociologues », à savoir le durcissement des politiques sécuritaires et des préoccupations associées. Maître de conférences en philosophie à l’Université de Bourgogne, membre de la rédaction de la revue Esprit [3] et fin connaisseur de Kant [4], l’auteur se propose de résoudre cet apparent paradoxe : « comment expliquer que les mesures de sécurité [...] se soient imposées avec une telle évidence ? » (p.13). Alors que les parlementaires viennent tout juste d’adopter la 10e loi durcissant le régime pénal depuis 2002, la suggestivement nommée « loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure », 2e du nom (Loppsi2) [5], difficile de ne pas trouver cette interrogation pertinente. Surtout quand, dans le même temps, la « liberté » est érigée en fin ultime de l’activité économique [6]. Cette alliance apparemment contre-nature entre libéralisme économique et répression pénale est en fait au cœur des programmes (anti- ?)politiques dits néo-libéraux, qui, rappelons-le, ont émergé dès les années 1930 [7] avant de connaître une application concrète et accélérée à partir des années 1980. C’est aussi ce que relèvent avec force les travaux de Loïc Wacquant [8], entre autres, qui montre comment, aux Etats-Unis d’abord, en Europe ensuite, l’abaissement de l’intervention économique et surtout sociale de l’État s’accompagne d’un « renforcement et d’une glorification de l’État pénal ». Michael Foessel se rallie en quelque sorte à ce point de vue, en remarquant après Wendy Brown [9], que la montée des murs de séparation - et au-delà des multiples politiques et dispositifs « sécuritaires » - signent non pas le renforcement, mais le « déclin de la souveraineté étatique ». C’est ainsi à une véritable inversion de la liaison entre demande de sécurité et institution du politique que l’on assiste aujourd’hui selon l’auteur. Alors, en effet, que l’on associe généralement étroitement la formation de l’État moderne avec sa monopolisation de « l’exercice de la violence physique légitime » comme dirait Max Weber [10], et donc de sa capacité à assurer la sécurité de ses administrés, le sens de cette dernière a aujourd’hui largement changé pour désigner un véritable ethos, un rapport au monde qui dépasse la frontière entre public et privé, et qui se traduit par une injonction à la « vigilance » permanente enrôlant l’ensemble des individus. Celui-ci entretient une confusion certaine à l’égard des différentes « menaces », ramenant sur le même plan les « incivilités » mineures et les attentats terroristes, au motif que les premiers seraient des signes avant-coureurs des derniers, allant de pair avec une obsession de la réduction absolue des risques passant par un permanent calcul de probabilités. L’auteur ne l’évoque pas, mais on peut rapprocher cette attitude de la schizophrénie des opérateurs de marchés financiers - et plus largement des « entrepreneurs » économiques, qui célèbrent la prise de risque tout en cherchant à l’éviter par tous les moyens, à commencer par la quête de modèles mathématiques à même de prévoir l’évolution des cours sans incertitude [11]. Cette nouvelle configuration de l’action publique, que l’auteur nomme « Etat libéral-autoritaire », se fonde sur le constat de la montée d’une défiance généralisée, tant vis-à-vis de ce dernier, qu’entre les individus eux-mêmes. La montée de la vigilance permet alors de sauvegarder d’une nouvelle manière la légitimité de l’État, mais en annulant paradoxalement tout projet politique, puisque le désir de sécurité alors entretenu se borne à dresser la conservation comme seul horizon, dans quelque champ de la vie sociale que ce soit. Seul importerait désormais de « dresser des remparts contre la maladie, l’étranger, le vieillissement ou la mort » (p.22).

Telle est donc la thèse -forte- que défend l’auteur, tout en en explorant les tenants et les aboutissants, à partir notamment des analyses de Thomas Hobbes, le « père » du Leviathan, de Michel Foucault, bien entendu d’Emmanuel Kant, mais aussi de la juriste Mireille Delmas-Marty. Il part ainsi d’une lecture attentive du premier -qui permet au passage de remettre un certain nombre de lieux communs à leur place concernant celui-ci-, afin de caractériser cet « État libéral-autoritaire ». Si la soumission au Leviathan, autrement dit à l’État, est bien, selon ce dernier la contrepartie au fait que celui-ci garantisse ses sujets contre la menace d’une « mort violente » consécutive à la guerre de tous contre tous, il rappelle qu’Hobbes identifiait cependant « trois causes principales de conflit » : la « compétition », la « défiance » et la recherche effrénée de « gloire ». Or, note Michael Foessel, les deux premières - au moins- sont précisément portées par l’idéal du « marché » qui tend diffuser ses normes aujourd’hui jusque dans l’action publique [12]. Et c’est précisément ce « réencastrement », si on peut dire [13], de la logique économique, qui vise notamment à rendre toutes choses commensurables, c’est-à-dire à tout pouvoir mesurer, dans la sphère politique, qui a radicalement modifié le sens de la demande de la sécurité. Loin de constituer en effet l’origine d’une demande institutionnelle extra-économique, celle-ci se confond au contraire désormais avec la logique économique, dévoilant l’affinité étroite qu’elle entretient avec l’accumulation capitalistique : « c’est parce que les hommes entendent se mettre à l’abri des menaces d’autrui qu’ils sont contraints à accroître leur puissance et leur richesse » (p.30). Et dans la « banalité sécuritaire » que l’auteur croit discerner, on peut ranger effectivement l’indifférence relativement générale quant à la qualité publique ou privée des agents censés assurer cette fonction pourtant régalienne de maintien de l’ordre et de la sécurité, et ainsi à la montée des agents de sécurité privés ou même des sociétés de mercenaires dans les conflits [14].

Michael Foessel développe ensuite les implications de cette transformation, qui se traduit notamment par une injonction à la vigilance permanente faite aux individus comme aux institutions, les derniers étant désormais en dernier ressort chargés de leur propre sécurité, mais aussi, en vertu de la « mathématisation du social » induite par cette nouvelle logique, à une montée de la « dangerosité » qui, dans une perspective assurantielle bien envisagée par Michel Foucault (et mise en œuvre par son « disciple paradoxal » devenu penseur du « risque » officiel du Medef, François Ewald [15]), où chacun est envisagé en fonction de sa probabilité de nuire plutôt que par rapport aux actes accomplis, ainsi que l’illustre notamment la récente loi sur la « rétention de sûreté » [16]. Dans cette « criminologie actuarielle » promue par un certain nombre d’ « entrepreneurs de sécurité » qui combinent astucieusement positionnements économiques, académiques, médiatiques et relationnels [17], « le juge cesse d’être le représentant de la loi et prend la figure d’un risk manager » (p.52), résume lapidairement l’auteur. Or, cette « peur officielle », qui « s’étend des violences urbaines jusqu’au terrorisme mondialisé » (p.87), telle que la diffusent les agents précédemment évoquée, faillit à restaurer l’autorité de l’État comme l’explique Michael Foessel dans le chapitre suivant, en évacuant toute prise en compte du social et de l’institution du politique que la première sécurité, « sociale » au sens plein du terme, impliquait, et n’en laisse apparaître que la puissance sans légitimité.

Ce nouveau paradigme de la « sécurité humaine », tel que promu notamment au niveau international à l’issue des événements du « 11 septembre », possède cependant la force, selon l’auteur, d’être à la fois « minimal dans sa compréhension », puisqu’il renvoie au « noyau vital » de l’existence humaine, et « maximal dans son extension », incluant l’ensemble des expériences humaines, mais véhicule une conception extrêmement réductrice tant de la vie humaine que de la coexistence politique. Car en traduisant tout phénomène en termes de menaces indifférenciées, on les naturalise et empêche ce faisant leur hiérarchisation, qu’impliquerait en premier lieu toute prise en compte politique de ces dernières. Plutôt que de considérer la sécurité comme le « premier des droits », ainsi que le claironnent du reste significativement à l’envie le président de la République actuel et son ministre de l’Intérieur, Michael Foessel propose de l’envisager comme le premier des biens. La différence peut paraître insignifiante, mais il s’agit en fait de substituer à son caractère prétendument absolu, qui la naturalise tout en la posant en finalité dernière de l’action politique, le statut de réalisation sociale, le « produit d’une acquisition politique », qui ne devient effectif qu’une fois reconnue publiquement. A l’instar du principe responsabilité » développé par Hans Joas, l’auteur prône ainsi un courage assumant l’imprévisibilité du monde qui rompt avec le « catastrophisme aveuglé » dont l’extension en cours va de pair avec le rétrécissement du politique.

Difficile, sinon impossible, bien évidemment de résumer l’ensemble de son raisonnement, bien plus clair à la lecture que les lignes qui précèdent. On ne saura trop conseiller de s’y reporter. Il n’empêche, la gêne des sociologues face à la philosophie se fait malgré tout sentir à la lecture d’un tel ouvrage. Non que les tendances qu’il pointe ne soient tout à fait avérées, ni les implications qu’il en tire à bien des égards éclairantes. Mais un certain nombre de postulats présentés sont matière à discussion, de même que les conclusions pourront paraître quelque peu « catastrophistes » et convenues. L’auteur reprend par exemple à son compte la thèse de l’avènement d’une « société de défiance » développée de manière contestée par deux économistes [18], mais qui a eu un certain écho. De même peut-on lui contester cette reprise de la « dépolitisation » comme perte d’un monde commun, montée du « désert » qui inquiétait Hanna Arendt. Là encore, on peut penser être en présence d’un lieu commun qui, sans être tout à fait faux, mérite d’être découpé en objets distincts. Une fois de plus, il s’agit notamment de ne pas postuler un âge d’or qui n’aurait pas existé en la matière. Ni d’exagérer la « banalisation des dispositifs sécuritaires ». Car là encore, l’auteur fait peu de cas des résistances qu’ont pu entraîner le développement de ces derniers, à commencer par les fichages (Edvige, « Base élèves », etc.), la vidéosurveillance ou encore à certains dispositifs biométriques. Bref, à la montée de certaines formes de « désobéissances civiles » qui recomposent le lien politique d’autres manières [19]. Bref, si les intuitions et développements de Michael Foessel apparaissent à bien des égards stimulantes, les lecteurs sociologues ou militants pourront y regretter le manque de prises empiriques. Peut-on réellement ranger cette évolution du contrôle social sous un seul et même mouvement ? Les ressorts de l’indifférence malgré tout majoritaire que le déploiement des dispositifs et législations en question semble susciter sont-ils réductibles au « nouvel esprit du capitalisme » ? Enfin et surtout, est-ce bien la peur qui, comme passion, est érigée en instrument de domination premier, et non plutôt la joie, à travers l’alignement des désirs, comme le suggère Frédéric Lordon dans son dernier essai très « spinoziste » [20] ? Voilà des questions parmi d’autres auxquelles seules des enquêtes de terrain pourraient répondre. Et qui illustrent encore la gène des sociologues à l’égard des essais philosophiques. Gène qui, rassurons l’auteur, n’est pas de la défiance...

NOTES

[1Qu’un Durkheim déclare sans ambages que « nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif », ou qu’un Marx affirme dans sa 11e thèse sur Feuerbach que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, ce qui importe, c’est de le transformer », le message est assez clair...

[2Voir à ce sujet et pour une (riche) réflexion sur les différentes méthodes, le récent manuel dirigé par Serge Paugam, L’enquête sociologique, Paris, PUF, 2010

[3Qu’il cite d’ailleurs abondamment

[4Et soit dit en passant fréquemment invité à ce titre aux Nouveaux chemins de la connaissance de Raphaël Enthoven sur France Culture

[6Comme le note ironiquement Frédéric Lordon dans son dernier essai, (Capitalisme, désir et servitude, Paris, la Fabrique, 2010), les investisseurs sont aujourd’hui les seuls à avoir mis réellement en œuvre le mot d’ordre de « mai 68 » invitant à « jouir sans entraves »

[7Voir François Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique. Paris, Demopolis, 2007

[8Voir Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’Agir, 1999

[9Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2009

[10Une vision cependant nettement réductrice. Voir Jean-Philippe Genêt, « La genèse de l’État moderne : enjeux et bilan d’un programme de recherche », Actes de la recherche en sciences sociales n°118, 1997, pp.3-18

[11Ce que met en scène par exemple l’intrigue du film Krach de Fabrice Genestal, récemment sorti en salles

[12Voir par exemple Laurent Bonnelli et Willy Pelletier (dir.), L’État démantelé, Paris, La Découverte, 2010

[13Dans un sens opposé à celui que Karl Polanyi (La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983 [1944]) entendait cependant, car loin de s’être subordonnées au fonctionnement social, les activités économiques ont au contraire d’une certaine manière étendu leur empire sur celui-ci

[14Voir entre autres, respectivement, Christian de Brie, « Aux bons soins d’une société sécuritaire », Le Monde diplomatique, mai 1994 et Sami Maki, « Sociétés militaires privées dans le chaos irakien », Le Monde diplomatique, novembre 2004

[15Voir sa trajectoire retracée dans Frédéric Pierru, Hippocrate malade de ses réformes, Bellecombe-en-Bauges, éd.du Croquant, 2007

[16Venant réaliser en quelque sorte l’anticipation de Philip K.Dick dans sa nouvelle Minority Report adaptée à l’écran par Steven Spielberg

[17On pense évidemment en premier lieu à l’inénarrable Alain Bauer, voir Laurent Bonelli, La France a peur, Paris, La Découverte, 2008 ; et le dossier « Les salaires de la peur » de la revue "Savoir/agir" (n°9, éditions du Croquant, septembre 2009)

[18Qui illustrent précisément l’impérialisme que certains tenants de cette discipline entend exercer sur les autres sciences sociales (cette « mathématisation du social » bien décrite par Michael Foessel)

[19Voir Sandra Laugier et Albert Ogien, Pourquoi désobéir en démocratie ?, Paris, La Découverte, 2010

[20op.cit.

Note de la rédaction

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