Par Samuel Coavoux [1]
Revenant à Paris après plusieurs années d’absence, le narrateur de La Recherche du Temps Perdu s’étonne des changements que la vieillesse a produit sur ses amis : « j’avais connu des personnes portant le même nom, mais si différentes, que je ne pouvais croire que ce fussent les mêmes [2] ». C’est à la question posée par l’écrivain que tentent de répondre les contributions à ce dossier : qu’est ce qui fait la personne et sa continuité ? Pour Gérard Lenclud, qui en signe l’introduction, il y a là deux problèmes : que sommes-nous tous ? lequel est chacun d’entre nous ?
Malgré la grande diversité des disciplines mobilisées, de l’anthropologie à la linguistique, le fil rouge qu’ont choisi de suivre les auteurs est un texte de Marcel Mauss datant de 1938, dans lequel l’anthropologue s’attache à faire l’histoire et la géographie de la notion de moi, et à montrer, en particulier, combien elle est d’apparition récente [3]. Dans sa lignée, les textes rassemblés ici s’intéressent donc à la construction de la catégorie de personne et en particulier aux variations que peuvent opérer ses frontières. Cependant, si ce dossier, quand il propose des perspectives variées sur un objet précis, réussit-il son pari de présenter les débats intra- et inter- disciplinaires sur la personne, il est regrettable que les textes les plus isolés soient aussi les moins pertinents quant à l’intérêt et aux mutations de la notion de personne.
Les limites de la notion sont ainsi questionnées par les rapports entre homme à animal. Ils sont considérés sous trois points de vue différents. Éric Olson (« Pourquoi nous sommes des animaux ») présente d’abord une série d’arguments en faveur de ce qu’il appelle, faute d’un meilleur terme, l’« animalisme », i.e. la doctrine philosophique selon laquelle « nous sommes tous des animaux ». Il s‘agit, explique-t-il, d’un point de vue matérialiste (nous sommes notre corps d’animal, tous ce corps et rien d’autre que ce corps), et refusé en tant que tel pendant longtemps. Cependant, si le matérialisme est aujourd’hui largement admis, ou n’a du moins plus rien du caractère scandaleux qu’il a pu avoir en philosophie, l’animalisme ne fait toujours pas consensus. Pour Olson, la thèse de la continuité psychologique, qui affirme qu’une personne persévère dans son être dans la mesure où elle hérite sans cesse de ses traits psychologiques et de ses expériences passées, est la raison de ce refus de l’animalisme : c’est alors le cerveau, siège de cet héritage, qui fait la personne, et non le corps animal dans son intégralité. Pourtant, continue l’auteur, cette perspective ne permet pas de porter sur le début et la fin de vie un regard satisfaisant : il faut en effet en déduire que les personnes en coma végétatif ou les fœtus, du moins avant qu’apparaissent les premiers états psychologiques, ne sont pas des personnes. S’il est ainsi regrettable que soit introduit dans un raisonnement logique tel que celui-ci, un argument moral qui semble déplacé, ce texte n’en expose pas moins de manière très claire les problèmes qui se posent aux conceptions matérialistes de la personne.
A plusieurs reprises, Olson a recours à l’exemple de la transplantation de cerveau pour soutenir son argument. L’article de Catherine Rémy, « Le cochon est-il l’avenir de l’homme ? », est consacré aux « xenogreffes », ces transplantations de tissus ou d’organes provenant d’une autre espèce. Il prend justement pour objet « les pratiques et les discours de normalisation » pour éclairer la question de l’hybridation du corps humain. Dans quelle mesure, demande-t-elle, de telles greffes remettent-elles en cause la définition de la personne humaine ? On peut trouver un début de réponse dans le passage progressif du singe au cochon comme espèce fournissant les organes transplantés : ce sont toute une série d’arguments techniques (taille des organes, rapidité de la reproduction des espèces), économiques, mais surtout éthiques (proximité de l’homme et du singe) qui sont au principe de cette évolution. La frontière homme/animal se déplace ainsi pour inclure, du côté de l’humain, les primates. L’usage du cochon, en marquant clairement une forme de hiérarchie des espèces permet alors d’éviter l’hybridation : l’organe porcin est assimilé sans remise en cause de la personne.
Vinciane Despret et Serge Gutwirth s’attachent enfin à montrer ce qu’il est réellement de la frontière homme/singe à partir d’une étude des débats juridiques sur l’attribution du statut de personne aux primates. Ils s’intéressent notamment à « L’affaire Harry », un fait divers mettant aux prises une primatologue et un militant des droits des animaux pour la garde ou la possession de leur chimpanzé, lors de leur séparation. C’est là la qualification juridique du primate comme personne ou comme chose qui importa alors. La première fut retenue en première instance, la seconde en appel. Plus généralement, les débats sur la protection juridique des grands singes ont longtemps été centrés sur l’opportunité de ce statut de personne. L’argument décisif, comme le montre les auteurs, pour ne pas leur accorder ce statut, fut celui des conséquences sur les autres animaux d’un tel déplacement de la frontière : le risque était grand, en mettant à part, « hors-animalité », une catégorie d’animaux de rejeter l’autre partie dans le non-droit.
Le second terrain privilégié, semble-t-il, de l’étude des limites de la personne est celui de la psychiatrie. Nicolas Humphrey et Daniel C. Dennett proposent ainsi, à partir du cas des troubles de la personnalité multiple, une théorie cognitiviste du soi (« Parler au nom de nos Soi(s) »). Ils partent de la distinction entre Soi véridique, image réaliste du soi ou de l’âme comme instance dirigeante, et Soi fictif, l’idée que le soi est une fiction explicative construite par les individus. Chaque personnalité construite dans le trouble de la personnalité multiple est alors un Soi fictif, strictement séparé des autres, et le trouble en lui-même peut se comprendre comme l’accession successive de ces différents Soi aux commandes de la personne ; chacun, dans le vocabulaire de la cognition, constitue donc un sous-système du cerveau.
Aurélien Troisoeufs s’interroge lui sur le statut des membres des groupes d’entraide mutuelle, des structures associatives non médicalisées prenant en charge patients et anciens patients psychiatriques. Contre l’hôpital, qui ne connait que des non-personnes, puisque le malade mental, dépourvu de raison et de responsabilité, y est réduit à sa maladie, ces groupes semblent, a priori, reclasser le patient comme une personne à part entière. En réalité, cependant, on a plutôt affaire à « La personne intermédiaire » : ces associations se situent souvent dans la continuité de l’hospitalisation. Elles forment un entre-deux, un stade vers le retour des malades à la personnalité.
Les terrains investis par la notion de personne sont cependant très divers et les autres textes du dossier portent ainsi sur des objets hétéroclites. Dans « Le corps de l’âme et ses états », Anne-Christine Taylor se penche sur un paradoxe apparent dans les peuples sud-américains, la coexistence de mythes naturalistes intégrant la mort dans la vie et d’une croyance que toute mort est un homicide, le fait d’un agent malveillant ; elle analyse alors les fluctuations du rapport à soi en fonction du tissu social. Dans « Comment peut-on être troll ? », Claudie Voisenat étudie une population qui pourra sembler à certains aussi exotique que les peuples sud-américains indigènes, les joueurs de World of Warcraft. Le problème qui se pose alors à la notion de personne est celui du lien entre le joueur, l’individu, et le personnage, sa représentation dans le monde virtuel, et partant de l’unité de la personne. Le joueur est en effet à la fois dans l’action et le spectacle : il contrôle le personnage et le regarde. L’absence d’identité joueur-personnage (un joueur a plusieurs personnages, un personnage peut être contrôlé alternativement par plusieurs joueurs) complexifie ces rapports. Frédérique Ildefonse avance elle que la personne, en Grèce, n’existe pas avant au moins le IIème siècle avant notre ère ; elle s’attache alors, par l’examen du stoïcisme impérial et de la grammaire d’Appolonius Dyscole, à mettre au jour son émergence (« La personne en Grèce ancienne »).
Maurice Bloch, enfin, propose une critique des utilisations sociologiques de la mémoire autobiographique, notamment chez Halbwachs [4], à partir des sciences cognitives et de la psychologie. Le sociologue confond ainsi souvenirs mobilisés et mémoire autobiographique en considérant que toute mémoire est socialement constituée. Cette conception prend racine, pour l’auteur, dans l’œuvre de Durkheim et l’idée d’une détermination de l’individu par la société. Loin, cependant, du programme critique fixé dans son introduction, l’article de Bloch se contente souvent d’opposer frontalement deux jeux de langage [5] sans montrer l’apport réel des sciences cognitives à une sociologie de la mémoire.