Par Igor Martinache
Si par le plus grand des hasards, vous lisiez cette chronique en vous repaissant d’un cheeseburger, surtout savourez-le, il se pourrait bien que ce soit le dernier. Car si Fast Food Nation est une fiction, ce film n’en recèle pas moins une charge contestataire assez puissante [1] . A vous de juger. L’histoire n’apporte pourtant pas de révélations importantes à vrai dire : tout le monde ou presque sait ou refuse d’entendre que l’industrie agro-alimentaire, dont la restauration rapide n’est que l’avant-garde, est aussi peu préoccupée de la santé des consommateurs que ses publicités tentent de faire croire l’inverse. Pas un numéro du Canard Enchaîné ne paraît sans qu’y soit relatée la dernière manoeuvre d’un lobby de la filière, tel récemment cette association sous-marin du cartel des sucriers qui n’a pas hésité à financer un colloque contre l’obésité (présentant évidemment un réquisitoire passionné contre ces « idées reçues » rendant le glucose responsable de nos surcharges pondérales...) ou les maladies provoquées par les tonnes de pesticides déversés sur les cultures (et qui touchent en premier lieu les salariés agricoles chargés de l’épandage) ou les conservateurs et autres colorants et épaississants chargés de rendre nos mets plus appétissants (et durables) [2]. On se souvient aussi de Supersize Me (2004) où le documentariste Morgan Spurlock n’hésitait pas à payer de sa personne pour montrer la vacuité des allégations nutritionnelles d’une célèbre enseigne de restauration rapide à deux arches.
Bref, tout porte à penser que Fast Food Nation arrive après la bataille. Et pourtant, d’une part, l’industrie de la mal-bouffe se porte on ne peut mieux, mais le message de Fast Food Nation dépasse de loin cette seule question. Pour le résumer d’un mot, disons qu’il montre que la restauration rapide n’est rien moins qu’un « fait social total » pour reprendre la notion de Marcel Mauss [3]. Pour nos lecteurs peu familiers du neveu de Durkheim, précisons qu’un fait social total désigne un phénomène où « où s’expriment à la fois et d’un coup toutes les institutions » de la société en question. En clair, le fonctionnement de l’industrie du « fast food » permet de comprendre bien des aspects de la société étasunienne. Le titre est ainsi à prendre au pied de la lettre : les Etats-Unis sont devenus une nation « fast food », mais hâtons-nous de préciser qu’il ne s’agit pas de brocarder les Etats-Unis dans un énième élan d’anti-américanisme puisque la chose s’applique aussi largement aux autres sociétés souvent étiquetées comme occidentales (et même au-delà...).
L’affiche du film d’abord est assez suggestive : on y voit un bébé dont la couche arbore les étoiles et rayures (« stars and stripes ») du drapeau étasunien et qui tend les bras vers deux hamburgers juteux en lieu et place des seins maternels. Une manière notamment de rappeler visuellement le rôle de la socialisation [4] dans cette addiction aux produits emblématiques de la restauration rapide. Nous sommes en effet à notre naissance comme jetés dans un monde dont les structures plus ou moins locales nous font acquérir une série d’habitudes et de goûts tout au long de notre vie. Nombre d’entre nous raffolent des hamburgers, sodas et autres beignets qui ornent le menu des fast-foods quand nos (grands-)parents ne hasarderaient souvent pas leurs papilles sur cette nourriture « barbare » [5]. Autre temps autres mœurs comme dit l’adage, son explication se trouvant dans des contextes de socialisation différenciés. Pour nos jeunes générations, le fast-food représente à bien des égards la liberté : celle de manger avec les doigts, d’enfreindre les règles élémentaires de la diététique ou porte encore le souvenir des premières sorties avec les copains sans la tutelle parentale. Quoiqu’il en soit, Fast Food Nation ne se veut pas une charge élitiste contre la malbouffe. Eric Schlosser, auteur du livre du même nom [6] et co-scénariste du film, admet ainsi qu’il aime beaucoup manger dans les fast-foods, mais n’y mettra plus les pieds depuis qu’il a enquêté sur la filière. Nous avons en effet notre part de responsabilité -certes atomisée-, en tant que citoyens et consommateurs, dans le fonctionnement de telles industries, mais de tels documents nous mettent face à nos contradictions [7]. Des contradictions insolubles dans le monde tel qu’il est, mais l’information et la sensibilisation peuvent commencer à faire bouger les structures.
Revenons-en à nos moutons, ou plus exactement nos boeufs. Fast Food Nation est donc tiré d’un ouvrage : une enquête d’Eric Schlosser sur la filière de la restauration rapide aux Etats-Unis commandée par le magazine Rolling Stones en 2001. Le film-première originalité- n’est cependant pas un documentaire mais une fiction qui reprend cependant les éléments essentiels de l’enquête. On y suit ainsi les parcours croisés de différents personnages concernés d’une manière ou d’une autre par cette longue « chaîne d’interdépendance » pour reprendre l’expression de Norbert Elias [8] : Don Henderson (Greg Kinnear [9], responsable marketing d’une chaîne de fast food imaginaire dénommée Mickey’s (!), jusque-là occupé à surveiller les courbes de vente et à inventer des stratégies pour attirer toujours plus de bambins dans les restaurants de la chaîne, et qui un jour est envoyé dans l’usine d’abattage UMP (sic) à Cody, dans le Colorado, qui fournit le groupe suite à la découverte de viande infectée dans le « Big One », le sandwich vedette de la marque [10]. Des traces d’excréments ont en effet été retrouvées dans ladite viande, ce qui fait un peu désordre. Les excréments, c’est aussi ce qui intéresse un petit groupe d’étudiants militants qui réside près de l’usine UMP : chaque bête, explique l’un d’eux, produit en effet quotidiennement 25 kilos de déjections, ce qui, multiplié par les milliers de têtes du cheptel de l’usine dépasserait la production excrémentale des habitants d’une agglomération comme celle de Denver [11]. Décidés à agir par l’un d’entre eux, ceux-ci partent une nuit couper la clôture de l’usine, mais malheureusement, les vaches n’en profitent pas pour fuir. Sans doute ont-elles peur de la liberté, et puis préfèrent-elles désormais les palets de soja transgénique enrichi de produits chimiques qu’on leur sert à l’usine à de la banale herbe, philosophe après coup l’un des membres de la petite bande. La métaphore est assez parlante en tous cas.
Parmi les autres protagonistes du film, on peut évoquer ce fermier rencontré par hasard par Don Henderson lorsque sa voiture tombe en panne, et qui lui raconte comment l’usine UMP a petit à petit exproprié les éleveurs locaux, cette jeune lycéenne brillante qui, pour aider sa mère célibataire à joindre les deux bouts, prend un petit boulot dans un restaurant Mickey’s. Elle y découvre que la relation de confiance entre employeurs et employés n’y est guère de mise, les premiers surveillant en permanence les seconds par caméras interposées dans les cuisines [12]. Richard Linklater n’insiste cependant pas ici sur la dimension du travail précarisant dont les « Macjob’s » constituent l’archétype, bien décrit par ailleurs [13]. Cette pauvreté laborieuse est en effet surtout incarnée par ces migrant-e-s venus souvent clandestinement du Mexique fournir leurs bras aux abattoirs UMP ou aux hôtels environnants. Des salaires peu attractifs pour les Etasuniens, mais mirobolants comparés à ceux qu’ils peuvent espérer en restant au pays, et leur permet de prendre part, à leur échelle, au fameux « rêve américain » [14]. Les problèmes surviennent lorsqu’il s’agit pour certains de se droguer pour tenir physiquement la charge de labeur, et surtout lorsque les accidents du travail, fréquents, surviennent... [15].
Parmi les rencontres de Don Henderson figure ensuite Bruce Willis ! Celui-ci campe l’intermédiaire local de Mickey’s qui porte surtout le discours un brin cynique mais non dénué de force argumentative. Bien sûr qu’il y a des excréments dans la viande, la faute aux mauvaises manipulations de boyaux sur la chaîne, mais cela ne l’empêche pas de manger des hamburgers. Et puis sert ensuite un discours où il décrit sans fards l’exploitation des travailleurs migrants qu’il affirme « admire[r] vraiment. Ils travaillent dur. Ils travaillent d’arrache-pied. N’est-ce pas ce qu’ont fait nos ancêtres ? Ce n’est pas ce qui a fait de ce pays la grande nation qu’il est aujourd’hui ? Et vous voulez essayer de les en empêcher ? Vous voulez leur dire que vous savez ce qui est bon pour eux ? La plupart des gens n’aiment pas qu’on leur dise ce qui est bon pour eux ». Un discours qui aura un certain effet sur notre Candide du marketing. Celui-ci, en visitant l’usine, n’aura pas l’occasion d’y voir les chaînes d’abattage - on aura oublié de lui montrer. Dommage car ces images valent le détour, comme le spectateur peut sans rendre compte. On ne sait pas qui est le plus à plaindre des bêtes ou des travailleurs qui effectuent la besogne [16].
Bref, Fast Food Nation constitue une charge aussi implacable que nuancé [17]contre un fonctionnement social dont les éléments font système : restauration rapide et automobile notamment, comme l’explique Eric Schlosser dans une interview lumineuse disponible dans les bonus du Dvd. A voir, tout comme le site du film qui propose des données sur l’industrie de la restauration rapide, un dossier pédagogique, mais aussi un jeu vidéo où l’on incarne le responsable d’une chaîne. Un bon outil pédagogique, qui montre notamment comment, tout convaincu qu’on est devenu, on se prend rapidement au jeu... Le film met en lumière les contreparties environnementales et sociales de nos modes de vie que nous préférons « oublier ». Et rappelle que dans cette histoire, ce n’est pas celui que l’on croit qui est « mangé » [18].