Par Frédérique Giraud
En novembre 2007 s’est tenu à Aix-en-Provence un colloque international « Filmer le travail » qui visait à penser l’usage du film à des fins de recherche en sociologie du travail. L’ouvrage qui en est issu [1] est livré avec un dvd, qui propose les extraits de films analysés dans les communications. Les films ont une durée comprise entre 4 et 13 min, ils sont soit proposés en visionnage intégral, soit découpés par extraits et ralentis pour une meilleure appréhension. Dans le corps du texte, des captures video permettent parfois de faciliter la mise en relation de l’analyse des séquences et l’observation multimedia du lecteur [2] Deux axes organisent la réflexion : le premier intitulé « Filmer le travail » regroupe des articles qui visent à utiliser l’analyse filmique pour observer, et analyser le travail, le seconde intitulée « Films et travail » part des objets filmiques (films, séries télé...) pour y analyser les représentations sociales du travail. Un livre-multimédia à double entrée et un ouvrage transversal dirigé par une sociologue (Corine Eyraud) et un réalisateur (Guy Rambert).
L’introduction pose un cadre de réflexion nécessaire et stimulant pour penser la production audiovisuelle en sociologie : force est de constater que celle-ci est minorisée, le champ disciplinaire de la sociologie peinant à leur accorder une reconnaissance scientifique. La production audiovisuelle n’est pas considérée par les chercheurs ou les doctorants comme une source légitime de connaissance scientifique. Cette situation de méconnaissance se double d’une réticence des terrains à accepter que soit filmé le travail in situ (Gilles Remillet s’en fait l’écho dans son intervention), et se confronte au silence médiatique dans lequel évoluent les productions filmiques sociologiques. L’écrit domine l’univers des communications scientifiques (il est très difficile de faire accepter à côté d’une communication orale la production d’un film) et à cet égard cet ouvrage-dvd inaugure peut-être une tradition... L’introduction est l’occasion également pour Monique Haicault de dresser un panorama des films existants en sociologie du travail et de pointer l’angle d’observation du travail convenu qui y est adopté le plus souvent : peu de films abordent l’innovation, le milieu de l’économie de la connaissance, de la culture, le travail des femmes passe également inaperçu.
Comment utiliser l’image en sociologie du travail ? La réalisation d’un film de recherche est conçue à la fois comme une voie de « recueil de données », il s’agit alors d’enrichir l’observation par la constitution de données de nature différente, et comme le moyen de « réaliser un produit de communication » diffusable. L’approche audiovisuelle fonctionne comme un moyen de connaissance à plus d’un titre. Le film de Barbara Pentimalli sur la coopération et la synchronisation gestuelle entre serveurs et cuisiniers d’un café rouennais donne à voir les compétences professionnelles nécessaires à l’évolution efficace dans le café : savoir évoluer dans un espace étroit et encombré, savoir se faire entendre malgré le bruit, évaluer les besoins et actions des autres... Le film donne à voir les difficultés manifestes d’une serveuse débutante et la désinvolture de la serveuse experte et révèle donc sa portée à saisir les compétences interactionnelles des acteurs et des activités. Joyce Sebag et Jean-Pierre Durand rappellent que l’image et le son montrent des situations de travail autres que celle que peut rapporter un texte « le documentaire peut traiter le travail dans une visée quasi-ethnographique en s’attachant aux détails, aux gestes utiles et inutiles, à la qualité du mouvement, à l’ambiance, au silence ou bruits de fonds » Si le film permet de montrer autre chose, reste à savoir comment appréhender et interroger ces données d’un ordre nouveau. Ces auteurs posnt et répondent à cette question à partir de trois documentaires visant à rendre compte de la « pression du temps », du stress. Gilles Remillet, qui a étudié le travail ouvrier dans une fonderie gardoise de Tamaris entre 2000 et 2002, se demande si l’approche audiovisuelle permet de « rendre compte non seulement des techniques matérielles, mais également des règles, normes et valeurs qui sous-tendent les actions des hommes au travail ? » (p75) Afin de saisir les relations de coopération inter-ateliers et la collaboration nécessaire entre équipes, il choisit de filmer la fabrication d’une pièce de fonderie (un étrier) et de suivre le déplacement de l’objet dans les différents ateliers de l’usine. Afin de mettre en évidence l’aspect hiérarchisé du travail d’équipe, Gilles Remillet part de l’action individuelle du chef d’équipe et filme successivement le travail de chaque agent.
Certaines présentations adoptent un angle d’entrée plus méthodologique. Marc Relieu, Christian Licoppe et Karine Lan Hing Ting analysent l’activité des opérateurs dans des centres d’appels et expliquent les choix de cadrage qui ont été les leurs dans le film. Pascal Césaro interroge le montage d’une séquence filmique entre une infirmière et une résidente autour d’une séance de massage dans un centre de soins palliatifs. Par le phénomène d’auto-confrontation filmique qui consiste à projeter aux acteurs les séquences filmées et de confronter les points de vue du chercheur et des acteurs, Pascal Césaro démontre que l’intérêt du film de recherche est de construire du sens avec les acteurs. Hubert Bataille et Valérie Deldrève, qui filment le travail de pêcheurs, soulèvent la question des limites techniques de l’outil audiovisuel : difficultés à rendre compte du bruit des vagues et du gigantisme de celle-ci. Leur travail illustre également deux partis-pris dans la réalisation du film : le choix de construire les images avec les enquêtés, en leur soumettant les images et de donner une place à leur parole afin de donner à voir la vision que les pêcheurs ont d’eux-mêmes et de leur travail. Christian Lallier s’interroge sur ce que signifie le fait de « filmer le travail » : comment se départir d’une représentation du travail qui ôte à l’activité de travail toute sa contextualisation. Pour lui, le travail ne se situe bien souvent pas là où il se représente - la situation même - mais « là où se joue l’implication des acteurs, dans la ‘’circonstance d’engagement’’ » (p94) : ainsi pour Christian Lallier « filmer le travail » consiste à « filmer les relations sociales dans un espace de travail », c’est-à-dire non pas filmer un travail en train de se faire mais ce qui se joue entre le travailleur s’impliquant à la tâche et les règles d’action, il s’agit donc d’interroger la « manière dont les individus s’engagent dans une situation pour agir ».
La seconde partie de l’ouvrage s’articule à la première autour d’un positionnement commun qui fait du film un outil de production de sens. Si les films sur le travail sont minoritaires et si le travail apparaît peu dans les représentations cinématographiques, la force de cette seconde partie est de donner à voir cet « invisible » en insistant toujours sur la construction sociale et historique du regard sur le travail. Régis Huguenin propose de réfléchir sur les films publicitaires des chocolats Suchard en 1937 et 1948 : il s’agit de démonter que l’entreprise Suchard « utilise le travail dans la construction de son image d’entreprise » (p151). Alain Michel revient quant à lui sur les films industriels par lesquels Renault en 1920, 1930 et 1934 représente sa réussite industrielle. Comme les films de la chocolaterie Suchard, les films documentaires Renault appartiennent à la catégorie des films de commande, au caractère partial. L’auteur questionne le statut du film d’archives comme source d’information. Thomas Heller interrogent deux films documentaires sur le travail à la chaîne Humain trop humain de Louis Malle en 1972 et en 2001 Ch’Toyota de E. Pierrot, J-Y Cauchard et M Lavergne. Aurélie Jeantet et Emmanuelle Savignac interrogent la façon dont les séries télévisuelle grand public Caméra Café et Le bureau représentent le monde du travail.
La conclusion sous forme de discussion entre Corine Eyraud, Guy Rambert et Laurence Ritzenthaler permet de dégager des lignes de force théoriques de l’ouvrage. Si l’ouvrage pêche par la faible longueur des articles, qui limite parfois la compréhension (trois ou quatre pages, c’est souvent assez peu pour analyser et assimiler la démarche de recherche, la séquence filmique et la problématique spécifique du propos), l’éclectisme des communications proposées est quant à lui tempéré par la récurrence des questionnements et des problématiques mobilisées par l’ensemble des auteurs.