Par Pierre-Alexis Tchernoivanoff [1]
L’ouvrage de José Luis Moreno Pestaña est un livre à charge contre l’œuvre de Michel Foucault. Il n’est certes pas aussi virulent que celui de Jean-Marc Mandosio, l’auteur de Longévité d’une imposture. Michel Foucault, suivi de Foucaultphiles et foucaulâtres [2], mais n’a pas non plus la rigueur de la synthèse proposée par José-Guilherme Merquior en 1986 [3]. Ces deux ouvrages sont d’ailleurs absents de la bibliographie de Pestaña. L’auteur, sociologue proche de la galaxie bourdieusienne, a pour objectif dans ce court ouvrage de proposer une critique « de gauche » du travail de Foucault : « Les idées de Foucault sont-elles utiles pour combattre l’état actuel des choses et, si ce n’est pour transformer le système capitaliste, du moins pour le redresser et l’obliger à respecter un pacte social plus égalitaire ? » (p. 12). Tout en se dégageant d’un dogmatisme sur ce que serait une bonne lecture de Foucault, Pestaña explicite son programme, celui d’une présentation critique de son œuvre, mise en parallèle avec trois niveaux de sa trajectoire biographique : son expérience sociale, sa trajectoire académique et ses engagements politiques. Son objectif est de porter un jugement critique sur les différentes positions adoptées par Foucault au cours de son existence par le biais de la discipline qu’il érige en reine, la sociologie. Si Foucault la déconsidérait, Pestaña s’y rattache.
L’auteur nous présente un Foucault politiquement inconstant : communiste lors de ses années à l’Ecole normale supérieure (ENS), gaulliste après sa rupture avec le PCF dans ses premières années universitaires jusqu’à son expérience à Tunis et mai 68, d’extrême-gauche jusqu’à la fin des années 1970, puis proche du néolibéralisme dans les dernières années de sa vie. Cette dernière accusation a de quoi surprendre. Pour l’étayer, l’auteur nous dépeint un Foucault « convaincu par le discours néolibéral qu’il analyse (le texte oscille subtilement entre analyse et évaluations positives) » dans la mesure où il considère que « le décollage économique de l’Occident n’a pas dépendu du nombre d’hommes qui se sont mis à travailler, mais de leurs qualifications » (p. 120). Pestaña reproche à Foucault de ne pas avoir explicitement dénoncé les effets pervers du néolibéralisme, de, par exemple, ne pas s’être interrogé sur les inégalités sociales engendrées par les politiques néolibérales. Quelques pages auparavant, l’auteur avait d’ailleurs analysé l’évolution politique du Foucault de la fin des années 70 en terme de « démarxisation » (ce dont on peut convenir) et « dépolitisation » (p. 98). La raison invoquée ? Foucault avait cessé de croire au grand soir de l’anticapitalisme. Ne plus croire en la révolution signifierait donc ne plus croire en la politique. Surprenant réductionnisme.
La conclusion de Pestaña est sans ambages : « Foucault a ouvert les horizons de la pensée politique. Il est cependant difficile de construire une quelconque position politique de gauche avec ou à partir du premier ou du dernier Foucault. Elle demeurerait alors trop proche d’un néolibéralisme culturellement radical » (p. 132). Le seul réel apport de Foucault pour la gauche démocratique mérite là encore d’être cité : « quelles sont les conditions d’accès au prestige en regard des ressources économiques ou culturelles d’un individu donné ? Est-il aisé d’accéder à l’information depuis les différentes positions du spectre social ? Qui est digne d’être considéré membre d’une assemblée démocratique et donc d’être intégré dans l’égalité formelle ? » (p.133). C’est-à-dire des questions que lui-même ne se posait pas. Pestaña en veut à Foucault par exemple de ne pas s’être intéressé à la question des inégalités sociales ou de ne pas prendre en compte les propriétés sociales des individus. Il semble lui reprocher une certaine arrogance, « ce que font normalement beaucoup de philosophes » (p. 54).
Il y a donc de quoi être étonné par le propos de Pestaña. Si la méthode est sur le fond très discutable, les preuves font parfois défaut. L’auteur reproche notamment à Foucault son inconstance politique, due à un polymorphisme s’adaptant aux conjonctures : « Cela suppose des couches plus ou moins intégrées dans le comportement qui, parfois, permettent un comportement pluriel et adapté à la situation et, en d’autres occasions, induisent un comportement contradictoire » (p. 15). Les causes profondes du trajet de Foucault sembleraient par conséquent être de l’ordre du comportement.
Les passages intéressants concernent les discussions des thèses foucaldiennes. Reprenant les critiques adressées à Foucault concernant ses travaux sur la folie, la médecine ou la psychiatrie, Pestaña, succinctement, les rediscute. En dehors de ces pages, l’ouvrage, nous l’aurons compris, tombe des mains. Nous n’apprendrons par conséquent dans cet ouvrage rien de bien essentiel : l’existence d’un amant policier dans la Pologne communiste de 1958, la rumeur d’une consommation de haschich lors d’un entretien public avec Noam Chomsky en 1971 (ce qui pourrait excuser aux yeux de Pestaña les énormités de ses paroles). Seuls certains sceptiques de la pensée foucaldienne pourront donc s’y retrouver.