Par Frédérique Giraud [1]
« Dans la rue, si vous êtes isolée, marchez toujours d’un pas énergique et assuré. Ne donnez pas l’impression d’avoir peur. » Ministère de l’intérieur, Votre sécurité. Conseils aux femmes
Si dans bien des cas, le sentiment de peur déclaré par les femmes est considéré comme une évidence, un effet de leur « nature », les recherches françaises sur le sujet présentant en effet le sexe (de même que l’âge) comme un critère de vulnérabilité allant de soi [2], le sentiment d’insécurité féminin n’est pourtant pas véritablement pris en compte. Si l’espace public est considéré comme étant dangereux pour les femmes, cette dimension est évacuée du champ de la sécurité, des recherches et des politiques publiques. Peut-être parce que le taux élevé des peurs féminines est souvent jugé paradoxal : plusieurs ouvrages sociologiques et criminologiques démontrent en effet que ce sont les femmes qui se sentent le plus exposées aux agressions dans les espaces publics alors que leur taux de victimation y est relativement faible. Les politiques publiques concernant les violences en France, s’organisent sur la base d’une division des compétences entre les politiques dites « de sécurité » et les politiques « contre les violences faites aux femmes ». Les politiques de sécurité portent essentiellement sur l’espace public et marginalisent les violences faites aux femmes dans l’espace privé. Il paraît donc important d’étudier les politiques publiques de sécurité et les modes d’investissement des espaces publics par les femmes et les hommes, ainsi que les représentations qu’ils en ont. Si ces deux approches peuvent sembler, de prime abord, constituer deux objets distincts, Marylène Lieber défend l’intérêt de leur confrontation. Ces deux angles d’analyse font donc la richesse de l’ouvrage.
En s’attachant à repérer la façon dont les violences à l’encontre des femmes sont prises en compte dans le cadre des politiques publiques de sécurité, plus particulièrement dans l’élaboration des contrats locaux de sécurité, Marylène Lieber constate que la dimension genrée du problème est absente. Cette lacune trouve en partie son explication dans les modes de constitution des statistiques officielles de police, au sein desquelles les violences envers les femmes n’apparaissent pas. Cela tient au mode de comptage des violences, d’une part, les statistiques excluant les mains courantes, d’autre part, elles ne prennent en compte que les violences qui sont de fait rapportées à la police. Or les violences envers les femmes sont généralement moins l’objet de plaintes ou d’enregistrement que les autres types de violence, les catégories utilisées pour enregistrer les plaintes sont mal adaptées. Le travail de Marylène Lieber est très détaillé sur le processus de comptage, ses lacunes et le processus de qualification des plaintes, le chapitre trois qui y est entièrement consacré permet de bien prendre la mesure du phénomène. Mais plus qu’un problème de statistiques inadéquates, l’auteur montre que la thématique de la violence entre les femmes est éludée. Les contrats locaux de sécurité évacuent complètement le problème en raison de leur mode de fonctionnement, y compris à Paris, où pourtant depuis 2001, la thématique semblait pouvoir s’inscrire au programme de la politique municipale. Le maire a tenu à ce que les violences envers les femmes soient parties intégrantes du contrat parisien de sécurité. Mais l’analyse de leur mise en œuvre révèle un processus d’invisibilisation, de dépolitisation qui dévoie le projet initial du maire. Les violences envers les femmes sont rapidement marginalisées, ou redéfinies de façon à neutraliser la portée subversive de leur prise en compte. Alors que la politique parisienne de sécurité se voulait une action pour combattre une discrimination sexiste, sa formulation contribue à la construction d’une figure de la femme vulnérable, que l’on doit protéger différemment des hommes. Sous prétexte de dénoncer des identités assignées, les procédures se révèlent être des moyens de réassignation des différences.
Face aux processus d’invisibilisation qu’opèrent les politiques publiques, la seconde partie de l’ouvrage permet de faire apparaître la prégnance des violences dans les représentations qu’ont les femmes de la sécurité. L’étude des discours concernant les attitudes que les femmes se doivent d’avoir quand elles sortent, met en évidence que l’accès à l’espace public est problématique pour les femmes. Pour les personnes interrogées, les femmes doivent faire attention lorsqu’elles sortent, en particulier la nuit. Toutes les femmes ne sont pas concernées par les sorties nocturnes qui, comme toute pratique culturelle et/ou de sociabilité, sont très fortement différenciées socialement. Les sorties nocturnes sont surtout le fait des femmes jeunes, citadines, étudiantes ou diplômées du supérieur, célibataires et qui n’ont pas fondé de famille, ne sont pas en couple, n’ont pas d’enfant. Même si elle n’est pas toujours clairement explicitée, la crainte de sortir seule se manifeste dans des stratégies d’évitement mises en œuvre, notamment pour tromper sa peur. Les femmes sortent au prix de tactiques pour éviter ce qu’elles imaginent dangereux. Tout un travail d’anticipation et de préparation en amont de la sortie se fait jour à travers les entretiens : les itinéraires empruntés la nuit semblent faire l’objet d’une réflexion préalable, elles pensent à la tenue qu’elles mettront (ni jupe courte, ni talons...), marcher à la lumière, en résumé un état de vigilance constant. Ce type de précautions est présenté comme quelque chose d’évident, pour une femme seule, mais dont elle n’a plus besoin si elle est accompagnée. L’étude des peurs sexuées et des tactiques d’évitement que les femmes déploient lorsqu’elles sortent dans les espaces publics le soir, permet de rendre compte d’un phénomène pourtant présenté comme naturel. Les peurs des femmes et leurs tactiques d’évitement sont-elles dissonantes au regard du nombre relativement peu important d’agressions subies par les femmes dans les espaces publics ? Pour comprendre la prégnance des peurs sexuées, il faut envisager les violences comme un continuum d’actes divers qui peuvent importuner, humilier ou blesser. De nombreux faits, apparemment sans conséquences peuvent fonctionner comme des « rappels à l’ordre » et renforcent le sentiment de crainte. Malgré leurs peurs, les femmes revendiquent le droit de sortir, en assumant le risque que cela représente. L’analyse de Marylène Lieber permet de mettre à jour les mécanismes sociaux d’engendrement du sentiment d’insécurité des femmes, par la déconstruction du caractère supposé naturel d’un sentiment féminin de peur.
Au total, Marylène Lieber livre un ouvrage construit, progressif, utile. Elle met en évidence la prégnance de discriminations présentées comme allant de soi, révèle une violence contre les femmes trop rarement présentée comme telle.