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Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui

Un ouvrage de Didier Lapeyronnie (Robert Laffont, 2008, 624 p., 23€)

publié le mardi 15 décembre 2009

Domaine : Sociologie

Sujets : Ville , Pauvreté, précarité

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Par Clément Rivière [1]

Ghetto urbain représente une publication importante pour la sociologie urbaine dans la mesure où son auteur Didier Lapeyronnie y développe son ambition de réhabiliter l’emploi du terme « ghetto » dans le débat sociologique français. En s’opposant explicitement aux travaux de Loïc Wacquant [2], il revendique la pertinence de ce concept dans l’analyse des transformations des espaces populaires les plus ségrégés, à partir d’une enquête de terrain approfondie réalisée à « Bois-Joli », quartier périphérique d’une ville moyenne de l’ouest de la France. En combinant les entretiens individuels et collectifs, le recueil d’histoires de vie et l’observation ethnographique, Lapeyronnie et son groupe de recherche permettent de saisir finement un ensemble de transformations dans les pratiques sociales des habitants de ce quartier, qui montrent qu’un « contre-monde » s’est progressivement et collectivement organisé à l’abri d’un monde extérieur perçu comme hostile et indifférencié. L’auteur se refuse à accorder à Wacquant le privilège de définir l’idéal-type du ghetto : malgré de nombreuses convergences dans leurs observations [3], il veut montrer que la présence marquée des institutions publiques (services sociaux, école, police, justice) au sein de ces espaces ségrégés n’empêche en rien que le « ghetto » s’y développe, et qu’elle en constitue au contraire une des dimensions. Celui-ci correspond à un ensemble de conduites sociales particulières, construit de manière simultanée par la société à travers la stigmatisation et le racisme et par une partie des habitants de ces quartiers, confrontés à une tension insoluble produite par une « intégration » à la fois obligatoire et souhaitée mais impossible à atteindre car refusée. Si Lapeyronnie ne l’écrit pas, le ghetto est une forme d’organisation sociale qui cristallise les dilemmes de la « double absence » [4], ses membres étant des citoyens de seconde zone, « enfants illégitimes » de la société française contemporaine.

L’organisation parallèle qu’est le « ghetto » ne concerne pas au même titre tous les habitants du quartier, dont l’auteur montre bien l’importante différenciation sur la base de hiérarchies morales et « raciales » : contrairement à son acception médiatique la plus courante, le ghetto ne correspond pas ici à un espace mais bel et bien à une logique, à un ordre social uni dans son opposition au reste de la société mais fragmenté en son sein. « Cage » et « cocon » à la fois, il protège des agressions du monde extérieur mais maintient ceux qui en font partie dans une « zone grise », un monde où l’on survit et où les relations sociales sont intenses, mais où l’on a le sentiment de ne pas vivre une « vraie vie », de ne pas être un membre à part entière de la société. Cela explique l’ambivalence permanente des habitants rencontrés par Lapeyronnie, perpétuellement travaillés par la tension entre leur adhésion culturelle aux modèles dominants et leur confrontation à une réalité sociale hostile, qui peut rendre rationnels l’échec scolaire et la délinquance. Nombre des résultats de l’enquête valident ceux des recherches récentes effectuées dans d’autres quartiers périphériques d’habitat social [5], et permettent d’observer des évolutions par rapport aux travaux effectués dans ou sur ce type d’espaces à la fin des années 1980 [6], notamment en ce qui concerne l’état d’hostilité élevé et permanent entre la police et les jeunes. Les développements les plus originaux et intéressants concernent le succès de l’antisémitisme au sein du ghetto, réponse au vide politique qui le caractérise (chapitre 12), la prégnance du racisme dans la vie quotidienne des habitants de Bois-Joli - dans leurs relations avec le monde extérieur mais aussi en tant que principe d’organisation des relations sociales au sein du ghetto-, qui conduit Lapeyronnie à penser la France comme un système social raciste de « basse intensité » (chapitres 11, 12 et 13), et l’importance nouvelle revêtue par le contrôle des corps et des comportements des femmes, qui amène à une réélaboration des « classes sexuelles » [7] et à une coupure très nette entre les univers masculin et féminin, alors que le rapport stratégique à la féminité constitue une dimension structurante de la mobilité sociale des femmes (chapitres 17, 18 et 19). « Mode de défense collectif » et pour une large part produit de la « discrimination négative » qui exclut socialement en dehors de toute considération relative au mérite [8], le ghetto « désexualise » et se révèle producteur de souffrance, tout en permettant à chacun de se construire un statut valorisé au sein de groupes de pairs particulièrement conservateurs quant au maintien des caractéristiques individuelles des uns et des autres.

Au contenu trop riche pour être épuisé en quelques paragraphes, Ghetto urbain est un livre dont l’apport empirique et les observations stimulantes rendent la lecture indispensable. Un sentiment diffus de flottement s’en dégage toutefois : en partie entretenu par une écriture manquant parfois de rigueur, celui-ci provient avant tout de la quasi-absence de contextualisation des observations proposées et du statut peu clair de la dimension spatiale dans la structuration du ghetto et de la vie de ses « habitants » (peut-on réellement habiter une organisation sociale, ou le ghetto désigne-t-il malgré tout un espace ?). On regrette l’absence de socio-génèse de « Bois-Joli » et de son peuplement, de même qu’un désintérêt plus général pour les dynamiques économiques et sociales à l’œuvre en dehors du quartier, qui tendent à faire des réflexions de l’auteur des analyses « hors-sol ». A l’image des habitants qu’il rencontre, Lapeyronnie donne à voir le monde extérieur au ghetto de manière floue et indistincte ; s’il semble surtout s’agir d’une stratégie consciente d’écriture, cela devrait limiter ses prétentions à la montée en généralité, la richesse des expériences recueillies et des interprétations se heurtant à l’absence de toute comparaison solide avec d’autres espaces, similaires ou distincts. Le statut de l’espace demeure peu clair dans l’analyse : s’évertuant à préciser que le ghetto n’est pas un lieu mais un système de conduites sociales, l’auteur en dit peu sur le rôle propre de la ségrégation -dont on sait l’importance qu’elle a dans l’amplification des discriminations [9] - dans la formation du ghetto et semble sous-estimer au profit du stigmate racial le poids du stigmate spatial mis en avant par Wacquant : elles-mêmes imbriquées avec la classe et le genre, ces deux dimensions mériteraient d’être démêlées de manière plus rigoureuse. L’ambigüité de l’emploi du terme ghetto tout au long de l’ouvrage en reflète ainsi une bien plus profonde, relative au rôle de l’espace dans sa formation.

La dynamique des interactions avec le monde extérieur au ghetto mériterait également davantage de considération : si celui-ci est le produit d’un double mouvement interne et externe, ceux qui le vivent ne participent-ils pas à la construction des représentations qui les regardent ? L’étude des actions réciproques et de la coproduction du monde social reste décevante et tend à rendre certaines explications tautologiques : le racisme et les discriminations, indéniables, semblent eux aussi parfois « hors-sol », alors même que la marge d’action des jeunes femmes est remarquablement démontrée par ailleurs. Il aurait certes fallu sortir du ghetto pour entreprendre cette analyse ambitieuse mais l’ouvrage en aurait été sensiblement enrichi. Plus largement, on a la sensation que Ghetto urbain est tout autant un bel apport à la connaissance sociologique qu’un livre politique qui reflète une conception engagée de la sociologie, débarrassée d’une certaine rigueur propre aux travaux plus académiques. Le lecteur sortira enrichi de sa plongée dans l’univers flottant du ghetto, mais les plus exigeants regretteront que ce même flottement ne réduise la portée de cet important travail.

NOTES

[1Doctorant à l’Observatoire Sociologique du Changement (Sciences Po Paris)

[2Voir Loïc Wacquant, Parias urbains. Ghetto, banlieues, Etat, Paris, La Découverte, 2007

[3Pour une lecture comparée stimulante des deux auteurs, voir Michel Kokoreff, « Ghettos et marginalité urbaine. Lectures croisées de Didier Lapeyronnie et Loïc Wacquant », in Revue Française de Sociologie, 50-3, 2009, pp. 553-572

[4Abdelmalek Sayad, La double absence, Paris, Seuil, 1999

[5Voir notamment Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 2003, Paris, et Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris, Fayard, 2003

[6Voir Loïc Wacquant 2007, op. cit., et Marie-Hélène Bacqué, « Voyage dans le monde des bandes », in Lamence Madzou, J’étais un chef de gang, Paris, La Découverte, 2008, pp. 179-236

[7Voir Erving Goffman, L’arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002 (1977)

[8Voir Robert Castel, La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, Paris, La République des idées/Seuil, 2007, Paris

[9Voir Marco Oberti, « The French republican model of integration : The theory of cohesion and the practice of exclusion », New Directions for Youth development, n° 119, 2008, pp. 55-74

Note de la rédaction

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