Par Alexis Zimmer [1]
Humains, non humains ! Pour le non spécialiste en sciences sociales (auquel est notamment adressé cet ouvrage) ce titre a de quoi surprendre. Est-il la marque d’une interrogation du caractère inhumain de certains pans de notre monde contemporain ? Est-il l’indice d’une réflexion politique et morale sur les frontières de l’humanité, frontières que semblent notamment remettre en question certaines pratiques biomédicales ? Le sous-titre Comment repeupler les sciences sociales, aurait alors tout lieu d’inquiéter. Envisage t-on, par exemple, de recourir aux techniques de clonage pour que les départements de sciences sociales se repeuplent ? Non ce n’est pas sérieux, une telle interprétation n’est pas tenable, à moins qu’il ne s’agisse ici d’un gag. Il faut chercher ailleurs et pour cela, geste classique de celle ou de celui qui fouine en librairie, retourner l’ouvrage et débuter la lecture de la quatrième de couverture. Et c’est là que l’on apprend (enfin ou déjà) que ce que recouvre et indique la notion de “non-humains”. Elle qualifie tout un ensemble “d’objets”, de procédures, d’êtres “vivants” ou divins, tout un ensemble de “choses” avec lesquels les humains, “nous” en l’occurrence, entrons en commerce.
Mais si cette expression dichotomique peut encore surprendre, l’enjeu d’un tel ouvrage est précisément de favoriser sa compréhension, sa circulation, ses usages et ses réappropriations, mais aussi, et nous n’y manquerons pas, sa critique. Car cela fait bien trente ans, à en croire les auteurs, que ce couple notionnel fonctionne de concert et qu’il produit par ses usages multiples et circonstanciés des effets qui participent d’un certain renouvellement des modes de problématisation, des questions et des sensibilités en sciences sociales. De ces renouvellements, cet ouvrage, coordonné par Sophie Houdart, anthropologue et Olivier Thiery, philosophe et sociologue, est une forme d’introduction, d’index et d’état des lieux.
Avant d’en arriver à déployer succinctement quelques aspects importants, il est utile dès à présent d’indiquer l’idée qui gouverne cet ouvrage. Cette dernière est posée dès les premières pages. Elle consiste à croire et à faire le pari « que l’on peut mieux comprendre en quoi consistent les individus et les collectifs humains en explorant les multiples relations que ceux-ci entretiennent avec de très divers “non-humains” » (p.7). Comme nous l’avons déjà suggéré, ces “non-humains” sont de nature variée et tous les petits mondes qu’ils impliquent et déplacent se déploient au sein de six grandes parties qui structurent l’ouvrage. Six grandes parties où les territoires de “la nature”, de “la politique”, de “l’économie”, “des sciences”, “des arts” et “des religions” et/ou “des spiritualités” sont traversées, explorées et mises à l’épreuve du couple notionnel Humains/Non-Humains (dorénavant HNH).
Il est bien difficile dans le peu d’espace ici octroyé de rendre compte de la richesse heuristique des nombreuses propositions déployées dans cet ouvrage. Alors après un bref survol des propos qui introduisent chacune de ces parties, nous tenterons de ramasser quelques enjeux clefs portés par Humains, non humains, pour ensuite indiquer quelques pistes critiques.
La première partie est introduite par Philippe Descola, lequel en quelques pages décisives rappelle la nécessité contemporaine, permise notamment par le recours aux Humains, non humains, de prolonger la critique de l’européocentrisme par celle de l’anthropocentrisme cosmologique (son dernier avatar ?) et de prendre la mesure des effets d’une telle opération. La seconde est ouverte par Bruno Latour, qui tente de saisir l’importance d’une considération symétrique des HNH pour la politique. De quelle façon en quelque sorte, les non-humains font de la politique à notre insu et de quelles manières une attention fine et détaillée à leur égard a tout lieu de nous rendre autrement intelligent politiquement. La troisième partie est inaugurée par Olivier Favereau lequel, en signalant l’inhospitalité foncière de la théorie économique standard à l’égard des non-humains, indique la richesse d’une perspective qui prend au sérieux leur rôle économiquement déterminant. La quatrième partie introduite pas Sophie Houdart et plus spécifiquement attachée aux pratiques scientifiques, revient sur le rôle majeur qu’ont jouées les science studies dans l’élaboration des perspectives, méthodes et outils attachés au couple humains/non-humains. Ainsi, la question de savoir ce que les sciences font effectivement et la description des modes d’existence des productions scientifiques furent, entre autres, essentielles dans cette histoire.
C’est Antoine Hénion qui pose les propos liminaires de la cinquième partie, consacrée quant à elle aux productions artistiques. Antone Hénion nous invite également à une certaine reconversion du regard à l’égard de ces dernières. Ce regard détourné par la force heuristique du couple HNH, fait notamment apparaître la façon dont ces dernières nous surprennent de ce qu’elles « nous font faire ». Enfin la sixième partie, par laquelle l’ouvrage se clôt, rend compte des divers modes d’existence et d’influence, de ce que nous rattachons aux mondes des esprits ou du divin. Que les auteurs de ces textes me pardonnent de ne pouvoir dire davantage de leur contribution. Simplement me semble t-il utile de rappeler en quatre points certains apports des approches et récits développés.
Tout d’abord le couple Humains/non-humains, nous apprend à sentir et à voir autrement. Il rend attentif, aussi bien le chercheur en sciences sociales que le “profane”, à des aspects souvent négligés des réalités “sociales”. Parmi eux : la profonde intrication hommes/choses, objets, machines...bref humains/non-humains ; les conséquences de ces alliances ; les modifications et les transformations mutuelles et réciproques engendrées par et dans les relations (mot clef que nous ne développons malheureusement pas davantage ici) humains/non-humains etc. De cela découle que contrairement aux points de vue qui accorderaient le primat de l’action et de l’agence (agency) aux humains, l’accent mis par ces études sur les rôles des non-humains et sur les collectifs auxquels ils participent, tend justement à distribuer et à partager autrement et de manière bien plus étendue, les capacités ou les puissances d’agir au sein de ces collectifs. C’est ici alors que l’on fait notamment l’expérience de la vanité de la croyance en la possibilité d’une prise absolue de l’humain sur les non-humains et de toute prétention à la maîtrise du cours des actions.
Ensuite, une telle attention déplacée conduit davantage à produire des micro-récits, à ras du sol, plus situés et foisonnant de détails utiles. Des récits moins totalisants donc, plus circonscrits et d’une certaine manière plus attentifs à la singularité ou à l’altérité de ce qui peuple leur terrain. De cela aussi et justement, un goût certain pour le travail de terrain, pour l’enquête in situ, loin des abstractions strictement théoriques. Enfin et c’est là un des gains théoriques les moins négligeables, paradoxalement le recourt à cette dichotomie HNH est une formidable machine de dissolution des grosses catégories binaires (Nature/Culture, Sciences/Société, Sciences/Politique etc.) qui structurent nos perceptions, nos discours et nos institutions. Cette machine altère et déplace ces termes, nous obligeant ainsi à reconsidérer ce que nous entendons en et par chacun d’entre eux. Mais de ces apports certains, bien mis en avant dans cet ouvrage, on ne peut manquer de relever certains points qui auraient mérité plus d’attention.
Tout d’abord, une mise en perspective plus critique de ces recherches aurait été souhaitable. On aurait aimé, mais peut-être n’est-ce là que le seul point de vue du chercheur en sciences sociales, pouvoir aborder davantage, dans sa courte histoire, dans certaines de ses trajectoires et surtout dans ses conflictualités, la fabrication et l’usage de HNH. Il y a, à cet égard, une certaine légèreté dans les propos introductifs, dans la fabrication de positions antagonistes à celles défendues par cet ouvrage, positions antagonistes parfois un peu rapidement envisagées comme “dépassées” (un avatar du positivisme progressiste ?). De brèves et succinctes bibliographies auraient également été les bienvenues, pour permettre à celles et ceux qui le désireraient, de prolonger certains points ici abordés.
On peut également s’étonner de l’amplitude des terrains et des focales embrassés. Le recours à HNH a t’il encore du sens lorsque tout semble pouvoir s’y plier ? Et par ailleurs n’est-on pas en cela entrain de recouvrir tout une gamme d’études ayant déjà déplacé le centre de gravité et de focale de leur analyse dans le sens indiqué par ces contributions ?
Des critiques plus fines seraient maintenant nécessaires pour notamment mettre en question la symétrie revendiquée par les contributions à cet ouvrage, symétrie entre les humains et les non-humains, qui parfois tend à devenir totalisante et à négliger ainsi toutes sortes d’asymétries (“sociales” notamment), les intérêts puissants et les rapports de force qui n’ont pas la souplesse, la fluidité et la caractère fascinant et joyeux que suppose parfois cette parfaite symétrie. Je ne trace ici l’amorce que d’une seule piste pour celles et ceux qui voudraient prolonger cette critique et ses nombreux enjeux, par l’invitation de Donna Haraway à penser qu’il « est plus juste politiquement de commencer en se demandant, cui bono ? (quels sont les intérêts en jeu ?) qu’en célébrant le mélange HNH » et de se poser « la question de savoir qui survit et meurt dans le champ de force ainsi généré » [2]