Une lecture possible
des relations entre religion et politique consiste à les appréhender
sous l’angle du conflit entre deux (ou plusieurs) camps en concurrence
pour imposer leur définition du vivre-ensemble. Les terrains d’opposition
sont nombreux, hier et aujourd’hui. On pense à la guerre des deux
France et aux remous contemporains autour de l’idée d’une renégociation
de la laïcité ; au durcissement du camp laïc en Turquie après l’arrivée
au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) de Recep
Tayyip Erdogan ; à l’idée d’une guerre culturelle aux Etats-Unis
entre un Jesusland conservateur au sud et une Amérique athée
progressiste des côtes. Selon cette perspective, qui insiste sur les
« rapports d’extériorité » (Bayart 1993, 304) entre les deux sphères,
le triomphe de l’un des camps, en général celui du non religieux,
est vu comme le moment décisif d’entrée en modernité. Si cette
approche permet de penser efficacement les résistances déployées
par les camps opposés - des résistances qui sont dans bien des cas
performatives en ce qu’elles font exister les camps eux-mêmes dans
cette dimension d’opposition - elle ne permet pas de saisir les
phénomènes d’emprunts et de transferts d’une sphère à l’autre,
car elle pose celles-ci comme strictement exclusives.
Une autre lecture, plus mécaniste et souvent quantitative, cherche
à mesurer l’impact des variables supposées mesurer la religiosité
des personnes (la fréquentation des lieux de culte, le type de confession)
sur leur comportement politique (le vote et l’affiliation partisane
par exemple). En langage autochtone, le facteur religieux est recodé
en une série de « variables indépendantes » dont on calcule l’impact
statistique sur les « variables dépendantes » (le comportement politique
des personnes). Ce second type d’approche, qui peut être utile dans
une perspective de stratégie électorale, fait à quelques exceptions
près (Hout et Fischer 2002, 181), porter l’analyse de manière unidimensionnelle
sur l’influence que la pratique religieuse exerce sur le comportement
politique, mais ne permet pas de penser la réciproque, c’est-à-dire
comment les convictions politiques peuvent guider les pratiques religieuses.
Un troisième type d’approche
prend pour point de départ l’enchevêtrement des socialisations civique
et religieuse. Yves Déloye analyse ainsi la socialisation religieuse
et la socialisation civique comme des « matrices cognitives et identitaires
» (2002) imbriquées l’une dans l’autre. Plutôt que de rechercher
une modélisation simplificatrice des pratiques qui isolerait deux ensembles
de variables (religieuses et politiques), cette approche saisit dans
un mouvement englobant les processus d’hybridation entre les deux
régimes[1]. Que l’on parle « d’hybridation » (Bayart
1996) ou de « tissage » (Hervieu-Léger 2003) entre les deux régimes
(celui du politique et celui du religieux), ce qui nous intéresse ici
est de « comparer par le bas » (Bayart 2008) ces processus d’emprunts
et d’échanges de motifs dans des sociétés politiques variées.
Le terme « motif » est ici à comprendre dans sa pleine polysémie
: le motif est la raison d’agir, ce qui pousse à l’action ; mais
c’est aussi, dans une acception plus esthétique, un ornement remarquable,
une entité particulière, dont la structure pourra être dupliquée,
pas forcément à l’identique. Pour ne donner qu’un exemple, on
peut citer l’ouvrage de Danièle Hervieu-Léger qui analyse la manière
dont « la transposition laïque du modèle ecclésiastique d’encadrement
de la société (dont l’Etat lui-même et l’Ecole républicaine
sont les indissociables pivots) a permis que l’armature régulatrice
issue du catholicisme puisse continuer à fonctionner - de façon
‘invisible’ » (Hervieu-Léger 2003, 95).
C’est cette piste que nous souhaitons creuser ici, pour dépasser
la simple considération d’une instrumentalisation réciproque entre
deux types de discours (un personnel politique qui utilise une rhétorique
religieuse pour légitimer son action, un personnel ecclésiastique
qui utilise la société contemporaine comme repoussoir contre lequel
promouvoir ses idées). La focale est ainsi déplacée vers un questionnement
sur la nature des « affinités électives » entre les deux régimes,
affinités qui s’inscrivent dans les discours mais aussi dans les
pratiques et leur matérialité.
De ce déplacement de
perspective naissent trois axes qui pourront guider la réflexion. Le
premier a trait à l’utilisation de la notion « d’imaginaire »
définie par Cornelius Castoriadis comme « la capacité élémentaire
et irréductible d’évoquer une image » (1975, 178). Quels sont les
gains apportés par un déplacement d’une lecture en termes de «
causalité » et « d’instrumentalisation » entre les deux sphères
vers une lecture privilégiant l’hybridation des « significations
sociales imaginaires » ? En quoi les notions de « tissage » ou «
d’hybridation » nous aident-elles à penser le renouvellement des
imaginaires politiques et religieux ?
Le deuxième axe s’intéresse aux outils utilisés pour appréhender
ces « significations imaginaires ». Loin de nous en tenir à l’ordre
du discours, nous prêterons attention à l’inscription des imaginaires
dans la matérialité des dispositifs, des institutions qui les portent,
et des politiques publiques qu’elles mettent en place - on pensera
à ce prêtre dans une paroisse catholique aux Etats-Unis qui invite
ses paroissiens à réfléchir sur l’image paradoxale de la Croix
comme symbole de rédemption, et qui ajoute en fin d’analyse que «
si Jésus avait été électrocuté sur la chaise électrique, nous
aurions tous des petites chaises autour du cou ». On voit bien ici
la combinaison du fonctionnel (gestion de la criminalité) et de l’imaginaire
(rédemption), caractéristique de l’institution selon Castoriadis
(1975, 184).
Enfin, le dernier axe
de réflexion vient mettre en relief les deux autres, en proposant l’étude
des zones d’ombre, c’est-à-dire l’étude des situations dans
lesquelles le tissage ne se fait pas ou plus, où un imaginaire a perdu
sa capacité instituante, sa capacité d’agir social, soit parce qu’il
n’existe plus qu’à l’état de trace, soit parce qu’un autre
imaginaire plus puissant le laisse dans l’ombre.
[1] Nous préférons
utiliser le terme « régime » plutôt que celui de
« sphère » pour exprimer des manières d’être dans l’action
plutôt que des univers hermétiquement clos sur eux-mêmes. Cf. Mart
Bax, "Religious Regimes and State-formation : Toward a Research
Perspective," Anthropological Quarterly 60, no. 1 (1987) et Laurent
Thévenot, "L’action comme engagement," in
L’analyse de la singularité de l’action, ed. Jean-Marie Barbier (Paris :
Presses Universitaires de France, 1999).
Jeudi 11 juin 2009
14h15 Introduction
de la journée
Ouverture : Laure Ortiz, Directrice de l’IEP de Toulouse
Introduction générale : Ariane Zambiras (LaSSP - EHESS)
15h - 17h15 Session
1 : Religion et modernité politique
Président : Eric Darras (IEP Toulouse - LaSSP)
Discutant : Jean-Pierre Warnier (CEAF, EHESS)
Ramon Sarró (Instituto de Ciências Sociais, Universidade de
Lisboa) Le Pape en Afrique, Kimbangu en Europe : quelques réflexions
sur la reterritorialisation et l’extraversion religieuse
Jean-François Havard (Université de Haute Alsace) « Un Chef
doublé d’un Cheikh ! » L’hybridation problématique des légitimités
et des imaginaires religieux et politiques au Sénégal
Fariba Adelkhah (Sciences Po - CERI) Les madrasas chiites en Afghanistan
: dépendance religieuse et affirmation nationale
17h30 - 18h30
Keynote Speaker : Yves Déloye (Paris I, Secrétaire général
de l’AFSP)
Vendredi 12 juin 2009
face="Arial" size="2">9h15 - 12h Session
2 : Radicalisation et sécularisation (vendredi 12 juin, 9h15 - 12h)
Président : Yves Déloye (Paris I, AFSP)
Discutant : Denis Lacorne (Sciences Po - CERI)
Claire Judde de Larivière (Université de Toulouse II) Religion
civique et ordre social : la place du petit peuple dans les célébrations
publiques vénitiennes (XVe-XVIe siècles)
Camille Froidevaux-Metterie (Paris II) De la participation des
fondamentalismes religieux à la socialisation politique démocratique
Mohamed Tozy (IEP Aix-en-Provence)
La réinvention politique de la religion par les Etats séculiers au
défi du silence des oulémas - Le cas du Maroc
14h15 - 16h45
Session 3 : L’(in)efficacité politique de la religion
Président : Céline Thiriot
(IEP Bordeaux - CEAN)
Discutantes : Antonela Capelle Pogacean (Sciences Po - CERI)
et Nadège Ragaru (Sciences Po & CNRS - CERI)
Didier Péclard (Swisspeace, Berne) : L’imaginaire missionnaire
de la nation en armes : nationalisme, religieux et construction de l’Etat
en Angola
Kathy Rousselet (Sciences Po - CERI) Le religieux dans l’imaginaire
patriotique en Russie post-soviétique
Hervé Maupeu (Université de Pau et des Pays de l’Adour) Le
néo-traditionalisme dans le Kenya contemporain
17h
17h30
Remarques conclusives : Jean-François Bayart (Sciences Po ; CNRS - CERI)