Par Samuel Coavoux [1]
Pour Carl Dahlhaus, l’improvisation a ceci de particulier qu’elle ne peut être définie que négativement. Dans un texte passionnant de 1979, qui ouvre la section des traductions du dernier numéro de la revue Tracés, le musicologue allemand revient sur la définition de ce concept. A la question « Qu’est ce que l’improvisation musicale ? », il répond qu’il s’agit des phénomènes musicaux ne relevant pas de la composition. Le problème n’est cependant pas résolu. A définir la composition à partir du sens qu’elle prend dans la musique occidentale depuis le moyen âge, on se rend vite compte que très peu de pratiques musicales peuvent être qualifiées ainsi. La composition désigne en effet un objet musical individuel, clos, élaboré, fixé par écrit, exécuté, et pour lequel « ce qui est élaboré et écrit constitu[e] la part essentielle de l’objet esthétique qui prend forme dans la conscience de l’auteur » (p. 184). L’organum moyenâgeux, exécution régie par des règles strictes ou le raga indien, musique très élaborée, mais transmises oralement, par exemple, ne répondent pas aux critères de la composition, sans que l’on puisse pour autant les qualifier d’improvisation. On ne peut alors que considérer composition et improvisation comme les deux pôles d’un continuum, les performances musicales se positionnant alors plus ou moins près de l’un de ces pôles.
L’ambition de ce numéro de Tracés consiste en la confrontation d’une telle réflexion, en musicologie ou en sciences sociales, sur la pratique musicale avec l’usage de la métaphore musicale dans la théorie de l’action. Les deux traductions, celle de Dalhaus et celle de Gilbert Ryle (« L’improvisation »), l’entretien avec le philosophe Jerrold Levinson (« De la philosophie de l’action à l’écoute musicale ») ou encore les trois notes de lecture constituent ainsi une forme d’état de l’art de la réflexion sur les pratiques d’improvisation musicales. Barbara Turquier consacre ainsi son papier aux travaux du philologue américain Albert Bates Lord (« L’art du conteur d’après Albert Lord »), qui portent sur les bardes du sud de l’ex-Yougoslavie [2]. Lord est à l’origine de la « théorie formulaire » (oral-formulaic theory) selon laquelle l’improvisation poétique consiste en l’utilisation de formules préconstruites et assemblées oralement par les artistes déclamant leurs textes. L’improvisation, alors, n’est en rien une invention de tous les instants, mais consiste en l’usage raisonné d’éléments préexistants. Les liens avec certaines théories de l’action, à l’image des approches du répertoire de l’action collective [3] ou de la toolkit theory [4]sont ici évidents.
Le fait est, d’ailleurs, que l’approche même des « répertoires » popularisée par Charles Tilly prend sa source dans une analogie entre action sociale et pratique du jazz. Dans un entretien réalisé pour le numéro, Howard Becker revient sur ce rapprochement, qu’il croit problématique car fondé sur une méconnaissance de la pratique effective des musiciens de jazz (« Du jazz aux mouvements sociaux : le répertoire en action »). Le sociologue présente alors l’enquête sur laquelle s’appuie son dernier ouvrage, une observation participante de musiciens de jazz en collaboration avec le sociologue et trompettiste Robert Faulkner [5]. Il insiste sur les variations inter-individuelles du répertoire : le travail des musiciens improvisant ensemble se situe plus, selon lui, dans les négociations de groupe permettant de se mettre d’accord sur les morceaux à jouer. Bien plus que les ressources dont disposent les acteurs, ce serait donc le contexte d’interaction qui déterminerait l’improvisation.
C’est cette idée que travaillent deux articles du numéro. Keith Sawyer s’intéresse ainsi à la construction collective et à l’émergence du cadre de l’interaction dans l’improvisation théâtrale (« La conversation comme phénomène d’émergence collective »). Ce cadre, à mesure qu’il se bâtit, devient de plus en plus contraignant. Construit par les choix des acteurs, il restreint a posteriori l’éventail des possibilités d’action, les interlocuteurs devant tenir compte à chaque réplique d’un nombre plus important d’informations. Faire un tel constat sur une situation aussi particulière que l’improvisation théâtrale n’est pas sans effet sur l’analyse, plus généralement, des interactions sociales. Cela permet en particulier de s’opposer à la « théorie du script » selon laquelle le comportement des acteurs en contexte prend sa source dans leur utilisation de schèmes prédéfinis, s’imposant depuis l’extérieur. Les ressources culturelles, les scripts, ne sont pour l’auteur que des cadres interactionnels déjà établis, de façon similaire à celle des cadres émergents de la conversation. Jocelyn Bonnerave fait lui appel aux notions d’écologie et de territoire pour analyser la pratique des musiques improvisées (« Improviser ensemble. De l’interaction à l’écologie sonore »). Il s’intéresse alors, entre autres, aux modes d’organisation, acéphales ou hiérarchiques, de ces territoires. En cela, il ouvre la porte à l’analyse de l’improvisation comme pratique sociale, et donc de son sens pour les acteurs comme pour les spectateurs.
Dans une étude des musiciens sud-indiens, William Tallotte rappelle ainsi l’importance de l’improvisation dans la reconnaissance sociale des musiciens, et plus généralement dans les hiérarchies sociales qui existent dans les communautés d’artistes (« L’improvisation comme pratique sociale. L’exemple des nâgasvarakkârar hautboïstes sud-indiens »). L’improvisation, ainsi, est à la fois un privilège de caste et une condition de la reconnaissance des hautboïstes. Olivier Roueff trace lui à grands traits l’évolution de l’improvisation dans l’appréciation des amateurs de jazz (« L’improvisation comme forme d’expérience. Généalogie d’une catégorie d’appréciation du jazz »). Il montre ce faisant comment la définition de l’improvisation comme expression d’une intériorité a permis de constituer peu à peu l’improvisateur en auteur, et quels ont été les conséquences sur le statut des musiciens.
Ce numéro de la revue Tracés apporte ainsi des contributions particulièrement intéressantes à la compréhension de la pratique musicale, mais peine à faire le lien de manière convaincante avec les théories de l’action. On peut regretter, de ce point de vue, que l’hostilité déclarée par Howard Becker à l’approche par les ressources soient si présente dans l’ensemble des textes, à l’exception cependant des passages sur la théorie formulaire de Lord. Si l’on conçoit bien tout l’intérêt d’une approche des contextes pour expliquer la coordination des acteurs dans des situations d’improvisation, elle semble cependant insuffisante, à terme. Les acteurs sont bien contraints a priori par un éventail des possibles, un répertoire au sens de Tilly, qu’il importe de repérer.
Par ailleurs, les tentatives d’utiliser le concept d’improvisation en-dehors de l’univers artistique sont décevantes. L’article d’Emmanuel Grimaud qui ouvre la revue ne manque pas, en soi, d’intérêt, bien au contraire : il propose une ethnographie précise et une analyse pertinente des modes d’organisation du trafic aux carrefours sans feux, et mêle astucieusement modélisation et ethnographie (« Figures du trafic. Ethnographie cinétique d’un carrefour sans feux »). Cependant, la notion d’improvisation n’y joue qu’un rôle marginal. L’autre tentative, qui porte sur les interventions d’urgence, peine à dépasser le stade de la déclaration d’intention et se contente de repérer pour des recherches futures les matériaux à partir desquels analyser et enseigner l’improvisation des secouristes (David Mendonça, Gary Webb et Carter Butts, « L’improvisation dans les interventions d’urgence : les relations entre cognition, comportement et interactions sociales »).
En somme, ce recueil stimulant ouvre la porte à de nombreuses questions. Quelle est la pertinence véritable du concept d’improvisation dans les sciences sociales ? Jusqu’où l’analogie est-elle tenable ? Jerrold Levinson propose ainsi en filigrane, dans un entretien, l’idée que les modèles construits par les sociologues sont l’équivalent de la composition musicale, et l’action sociale réelle celui de l’improvisation. Faudrait-il alors considérer de la même manière que toutes les performances de musiciens relèvent de l’improvisation ? Et quelle précision un concept englobant la totalité de l’action sociale peut-il apporter à la théorie de l’action ?