Par Igor Martinache
Le terme même d’« interrogatoire » est chargé de connotations assez négatives. On l’associe d’emblée aux pratiques policières, voire militaires, qui consistent à extorquer certains types d’informations à un sujet donné [1]. Pourtant, la pratique qu’il recouvre dépasse largement ce cadre : on la retrouve sous des formes diverses dans la plupart des métiers qui impliquent une intervention sur autrui, des magistrats aux enseignants, en passant par les travailleurs sociaux ; et même, si l’on y songe bien, dans les activités quotidiennes les plus ordinaires, dès lors qu’il s’agit de faire connaissance, ou simplement d’occuper une attente à plusieurs. C’est ce que rappelle Laurence Prouteau en introduction de ce dossier qu’elle a coordonnée, rappelant au passage la notion de « modes acceptables d’échange » mise en évidence par Erving Goffman pour rappeler qu’on ne peut cependant pas demander n’importe quoi à n’importe qui et à n’importe quel moment [2].
Dans la contribution qu’elle consacre aux interrogatoires policiers, la même auteure s’intéresse plus précisément aux représentations dont les agents concernés investissent ces situations. Loin de se référer aux manuels censés guider l’usage de cette procédure, l’interrogatoire laissent la part belle au sens pratique des agents qui les mettent en œuvre dans la « fabrique de l’aveu », enjeu souvent décisif des procédures d’enquête. La chercheuse met ainsi en évidence le rôle important des préjugés vis-à-vis des suspects, et plus précisément le fait que les mêmes signes dans leur attitude puissent être interprétés de manière opposée en fonction de l’apparence physique (et notamment phénotypique) de ces derniers. Laurence Prouteau montre également comment l’interrogatoire s’apparente le plus souvent bien davantage à une négociation (où la monnaie d’échange peut être une faveur bien matérielle qu’à la volonté de préserver son honneur mis en doute par l’agent interrogateur) qu’à la confrontation entre la « grandeur » du suspect et celle du policier.
Auteur d’un travail désormais classique sur la part d’autonomie - et partant de pouvoir discrétionnaire- des agents administratifs situés au plus près des « usagers » d’administrations [3], Vincent Dubois s’intéresse ici au travail des agents chargés de contrôler la situation des allocataires de prestations sociales. Un contrôle mis en place en 1960, et qui tend à être renforcer alors même que s’accentue la « déstabilisation des stables » décrite par Robert Castel, particulièrement au sein des classes populaires. Mais un contrôle particulier également, devenu partie intégrante des politiques sociales et véhiculant une représentation partielle et partiale de l’illégalisme, du « mauvais pauvre » censé préférer l’assistance au travail [4]. Comme l’auteur l’écrit, reprenant le diagnostic de Laurent Cordonnier dans son petit manuel d’économie de l’emploi, aussi drôle que pertinent [5], ces politiques s’inscrivent ainsi dans une logique mêlant paternalisme et rationalisme néo-classique. Et si le contrôle intervient à tous les stades du traitement des dossiers, c’est cependant dans l’entretien au domicile des allocataires que se joue l’essentiel, à savoir la définition institutionnelle des situations individuelles. Or, les contrôleurs sont pris dans un véritable « paradoxe » comme le souligne l’auteur, car si les interactions sont pré-cadrées par les instructions réglementaires, le flou de celles-ci les maintiennent en pratique dans une profonde indétermination. L’appréciation du contrôleur joue donc un rôle essentiel et Vincent Dubois met en évidence un certain nombre de techniques professionnelles que celui-ci peut mettre en œuvre pour neutraliser la situation - et éviter par exemple la tentation de l’apitoiement -, tout en recherchant la production d’une « version acceptable » par les différentes parties. Celle-ci ne consiste pas « à s’acharner à établir la « vérité », mais simplement [à] trouver une issue « raisonnable » selon des critères de faisabilité, de coût et de réalisme quant aux possibilités de redressement » (p.45).
Autre profession dans laquelle l’interrogatoire constitue un élément central de sa définition : celle de juge. Dans leur contribution, Hélène Michel et Laurent Willemez s’intéressent cependant à une catégorie bien particulière de ceux-ci : les conseillers prud’hommes, élus parmi les représentants des salariés et des employeurs. Ils montrent ainsi les stratégies différenciées d’interrogation que ces derniers vont déployer par rapport aux demandeurs ou défenseurs en fonction de leur corps d’appartenance, mais aussi que se joue bien plus au cours de l’audience : c’est à un véritable travail de définition du travail, des normes acceptables en fonction du métier dont il est alors question. Car, palliant en quelque sorte une moindre connaissance du droit, les conseillers s’efforcent de tirer leur légitimité de leur connaissance empirique du monde du travail, d’où la mise en œuvre dans leurs questionnements aux avocats et à leurs clients d’une « forme d’ethnographie ou de sociologie spontanées du travail » (p.61).
Bertrand Geay, Nathalie Oria et Louise Fromard se sont pour leur part intéressés aux conseils de discipline dans les établissements du second degré. Après en avoir rappelé l’ambiguïté de la mission - à la fois établir l’ordre scolaire et délivrer un message éducatif-, ils montrent que cette institution hautement ritualisée varie cependant largement en fonction des caractéristiques sociales des élèves mis en cause. Deux cas idéaux-typiques se distinguent particulièrement : les conseils qui découlent sur une expulsion définitive, assortie souvent en collège d’une rescolarisation en Institut médico-éducatif ou hôpital de jour, et qui correspondent à ce que Durkheim qualifie de « rituel positif » [6] et se déroulent d’ailleurs souvent sans interrogatoire, l’élève et ses parents étant absents ; et les cas où il s’agit de « réparer » l’autorité pédagogique. L’interrogatoire consiste alors non pas à obtenir un aveu de la part de l’élève convoqué, mais à lui faire intérioriser la légitimité de la sanction en l’amenant à exprimer publiquement son remords. Les auteurs soulignent enfin que les tensions qui traversent les conseils de discipline et commissions d’appel ne sont en fait que les reflets de celles qui caractérisent les relations entre les familles et l’institution scolaire et leur évolution depuis quatre décennies. Les secondes sont ainsi indissociables de l’introduction d’une représentation des « usagers » dans différentes instances d’autorité, qui a amené un véritable redéploiement de leur mise en scène.
Romuald Bodin se penche de son côté aux entretiens de sélection dans les écoles d’éducateurs spécialisés. Il met en évidence les exigences implicites qui portent sans surprise sur un ensemble de dispositions sociales inégalement distribuées, à commencer par la capacité à afficher une « vocation » vis-à-vis du travail social, ainsi qu’une forte capacité à s’engager personnellement dans ses propos. Des critères de sélection plus largement révélateurs d’une définition du métier d’éducateur caractérisée par un rapport spécifique au monde et aux autres, et dont ce type d’examen semble finalement avoir pour fonction d’assurer la reproduction. Un article qui peut laisser quelque peu sur sa faim, mais dont le protocole, sans être novateur, gagne encore davantage à être mis en œuvre dans d’autres entretiens dits de « personnalité », à l’entrée des « grandes » écoles [7] comme des entreprises d’une certaine taille dont les procédures de recrutement comprennent un nombre d’étapes (significativement dénommés « rounds ») toujours plus impressionnant - dans tous les sens du terme. Une procédure de ce type est justement analysée par Bertrand Réau dans le cas d’un grand groupe de loisirs gérant des clubs de vacances [8]. Enfin, Rémy Caveng revient sur sa part sur une relation d’interrogatoire paradoxale, dans la mesure où la relation traditionnellement constatée entre enquêteur et enquêté est inversée : le premier étant placé en position dominée vis-à-vis du second. Il s’agit de la passation des enquêtes d’opinion, ou plus exactement des études de marché, qui représentent comme le rappelle utilement l’auteur près de 98% du chiffre d’affaires des 100 principaux instituts de « sondage ». Dépourvus théoriquement de toute autonomie, les enquêteurs doivent cependant déployer certaines stratégies pour amener les prospects à leur répondre malgré tout. Et en la matière, « enchanter » ‘interaction se révèle bien plus efficace que les rétributions matérielles prévues - peu onéreuses en l’occurrence. L’auteur montre par ailleurs de manière intéressante les transactions identitaires qui se jouent pour les agents concernés, en fonction notamment du milieu social des personnes abordées , ce qui n’est pas sans rappeler l’investissement très différent que peuvent faire les membres de certaines professions incomplètement définies en fonction de leurs propres ressources initiales [9].
Outre que cette livraison d’Actes permettra aux sociologues d’approfondir leur réflexion sur cette pratique qu’eux aussi inscrivent au cœur de leur métier, les contributions qu’il rassemble invite à se demander si l’interrogatoire ne constituerait finalement pas un « fait social total », c’est-à-dire un phénomène où « s’expriment à la fois et d’un coup toutes sortes d’institutions » selon la définition de Marcel Mauss [10]. En l’occurrence, sa diffusion dans un nombre croissant d’activités sociales tendrait à refléter l’expansion de la logique d’identification initialement constitutive de l’Etat-nation [11]. La multiplication des fichiers, à des fins policières mais aussi de plus en plus fréquemment commerciales, en constituerait un bon indicateur. Avec un renversement assez surprenant : le fait que de plus en plus souvent, les individus se fassent leurs propres interrogateurs, acceptant la délégation implicite de ce travail par les firmes concernées [12], en renseignant eux-mêmes leurs bases de données. Mais même consentie et adoucie, l’inquisition n’en demeure-t-elle pas préoccupante ?