Par Guillaume Arnould [1]
On croit bien évidemment tout savoir sur Keynes. Son itinéraire intellectuel ou personnel ayant fait l’objet de véritables sommes comme celles de Robert Skidelsky en langue anglaise ou de Gilles Dostaler en français. Ses principales analyses sont devenues des éléments classiques dans l’enseignement de l’économie, on parle de politique de relance keynésienne ou de fonction de consommation keynésienne. Il est tout de même l’inventeur de la macroéconomie, qui consiste à raisonner sur les grandeurs économiques agrégées et non plus seulement à l’échelon individuel ... Alors pourquoi l’ouvrage de Pascal Combemale semble-t-il arriver à point nommé ?
L’actualité économique d’une crise financière sans précédent et les réactions de certains pouvoirs publics a rappelé à quel point la révolution keynésienne a modifié la manière de concevoir l’action de l’Etat dans l’économie : quand la Chine ou les Etats Unis voient leurs gouvernements chercher à maintenir l’investissement quitte à se substituer à l’initiative privée, on constate que l’enseignement du maître de Cambridge n’a pas été vain. Pourtant il ne suffit pas que les faits nous ramènent à Keynes pour expliquer ce regain d’intérêt pour sa pensée. Il faut en réalité avoir en tête l’ukase prononcé par Robert Lucas au cours d’un entretien pour un manuel de pensée macroéconomique anglo-saxon (Brian Snowdown, Howard Vane & Peter Wynarczik : La pensée économique moderne, Ediscience, 1997) selon lequel il ne serait d’aucun intérêt de lire la Théorie générale aujourd’hui. Lucas, récompensé par le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en 1995, représentant de la nouvelle macroéconomie classique considérait ainsi que la théorie de Keynes n’était pas appropriée à l’étude de l’économie et qu’elle devait donc cesser d’être étudiée. Le crime de l’auteur : avoir considéré que le libre fonctionnement des marchés pouvait déboucher sur un équilibre de sous-emploi et un chômage involontaire.
Ainsi l’une des principales qualités de cette nouvelle édition du « Repère » de Pascal Combemale est de contredire Lucas en se fondant sur la lecture de l’imposant corpus des œuvres de Keynes dont nous disposons aujourd’hui, ses principaux livres, ses prises de position dans le débat public ou sa correspondance. Cette Introduction donne une furieuse envie de se plonger (ou se replonger) dans la Théorie générale forts de certains éclairages. Car l’auteur vise dans ses troisième et quatrième parties à faire le tour des concepts keynésiens et des points les moins clairs d’une analyse dense et délibérément non formalisée, pouvant donc donner lieu à interprétation. On voit ainsi apparaître dans le langage pédagogique de Combemale (qui présente les quelques équations dérivées des théories) les éléments fondateurs d’une vision keynésienne de l’économie : le rôle de la demande effective dans la formation des décisions de production ou l’effet multiplicateur de l’investissement sur la richesse créée. Il évoque également les incompréhensions qui ont pu demeurer sur les liens entre épargne et investissement ou sur le rôle de la monnaie et des taux d’intérêt. Cette partie est la plus technique mais elle permet de faire le tour de ce que Keynes a changé en économie.
Dans les cinquième et sixième parties, Pascal Combemale met en valeur les apports moins connus mais certainement plus radicaux de la théorie keynésienne. Alors que les économistes avant (et finalement après) lui avaient surtout décrit le fonctionnement des marchés, Keynes étudie une économie monétaire de production. C’est-à-dire qu’il tient compte de la place centrale de la monnaie dans les décisions des individus (elle n’est pas un bien neutre, simple étalon de référence) et des incertitudes qui entourent les choix d’investissements tant des producteurs que des épargnants. On voit alors se développer une analyse plus sociale, plus psychologique des relations économiques où les comportements sur les marchés financiers relèvent plus d’un mimétisme que d’une rationalité optimisatrice car l’économie est bien souvent en situation d’incertitude où il est quasiment impossible d’affecter des probabilités aux choix individuels. On retrouve ici, le programme de recherche des économistes et sociologues de l’économie des conventions, qui cherchent à montrer les conditions sociales de fonctionnement des marchés. De plus, Combemale présente les éléments de politique économique qui découlent des théories ou des prises de position de Keynes lui-même : une critique féroce de la déflation et de l’austérité en période de sous-emploi et l’idée que l’inflation n’est qu’un mal nécessaire temporaire qu’il ne faudrait pas laisser hors de tout contrôle. On retrouve surtout le Keynes engagé qui cherche à promouvoir des solutions monétaires coopératives internationales à Bretton Woods ou qui stigmatise le pouvoir des rentiers et leurs conséquences économiques sur la richesse des nations.
Dans la deuxième partie, après une courte présentation de la personnalité de Keynes (un homme politique, libéral, à la fois pragmatique et radical), Pascal Combemale décrit le passage de l’économie classique à l’économie keynésienne. On découvre la stratégie keynésienne pour faire avancer ses idées : prendre appui sur l’économie classique et la caricaturer afin d’en démontrer les limites concrètes. La crise des années 30 montre, en effet, que l’ajustement sur le marché du travail par la baisse des salaires, la loi des débouchés qui postule que les produits finissent toujours par s’échanger par l’ajustement des prix ou l’évolution des taux d’intérêt qui traduisent le besoin de monnaie ne correspondent pas à la réalité empirique. Il faut donc reprendre point par point ces postulats et les critiquer pour déboucher sur un renouveau analytique.
Ainsi, l’ouvrage de Pascal Combemale réussit son pari de faire une introduction à Keynes, puisqu’on a à la fois une synthèse de qualité des principaux apports de l’économiste et surtout une furieuse envie d’aller plus loin et de se frotter à son œuvre. On comprend mieux également le retour de Keynes dans le débat public actuel où la théorie économique semble dépassée par la crise. Pourtant, et c’est paradoxalement souvent le cas avec les Repères des éditions la Découverte, on aurait eu envie que le livre soit plus long, plus fourni notamment sur les controverses dans l’interprétation de Keynes. Il est en effet de coutume de distinguer les idées de Keynes du keynésianisme, c’est-à-dire son application réelle postérieure par des pouvoirs politiques (tout spécialement au cours des trente glorieuses). Ceci découle d’une triple fécondité intellectuelle : alors que certains auteurs ont cherché à réconcilier Keynes avec l’économie classique (la synthèse keynésienne) affadissant le projet radical de l’auteur, deux courants contemporains se réclament de l’économiste britannique. Les post-keynésiens ont cherché à conserver ce qu’il y avait de plus radical dans sa macroéconomie, les anticipations des entrepreneurs, le rôle de l’investissement, les dysfonctionnements du marché du travail et forment une école aujourd’hui hétérodoxe. Les nouveaux keynésiens ont, au contraire, simplement adapté les principales critiques keynésiennes à l’économie orthodoxe : les rigidités, les imperfections du marché financier ... L’introduction à Keynes devient donc l’occasion idéale de revenir sur l’évolution de la pensée économique.