Par Elodie Wahl [1]
Le dossier très intéressant de cette livraison de la revue Agora propose une présentation de la jeunesse française à partir de six angles différents. Dans un entretien, Monique de Saint Martin évoque la socialisation des enfants de la grande bourgeoisie destinés à reproduire leur domination sociale. Bertrand Réau décrit le profil des étudiants profitant du programme Erasmus. Il rappelle qu’une partie des bourses n’étant donnée qu’après le retour du séjour à l’étranger, la démocratisation de l’opportunité que représente le programme est nécessairement limitée (de fait 1% des étudiants européens seulement partent chaque année). Mais ces limites tiennent aussi à d’autres facteurs. De manière générale, il semble que ce soient les étudiants les plus « assurés » en termes de liens sociaux (en particulier familiaux) qui partent à l’étranger dans le cadre du programme, celui-ci leur permettant souvent de faire leur première expérience de vie indépendante. Néanmoins lors du séjour ils découvrent moins une culture locale étrangère qu’ils ne participent à créer une nouvelle élite cosmopolite. Des parcours de « partants » sont assez finement analysés ce qui permet bien de saisir les contours de cette jeunesse.
Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot rendent compte à partir d’entretiens compréhensifs de la jeunesse élevée et socialisée dans un lotissement pavillonnaire de la banlieue parisienne. Le choix de cette cible d’étude est original et pertinent : enfants de classes moyennes « inférieures », ces jeunes des pavillons se situent géographiquement et socialement entre la bourgeoisie parisienne et les banlieues défavorisées des grands ensembles. Leur culture urbaine qui les distingue de jeunes provinciaux trouve cependant un ancrage spatial assez limité : les liens créés dans leur quartier, et favorisés par une forte socialisation de voisinage des familles, perdurent très longtemps dans la vie adulte. Si leur niveau d’étude est souvent supérieur à ceux de leurs parents, leur promotion sociale est par contre beaucoup moins spectaculaire. Les auteurs ont pris le soin de les interroger sur leurs représentations des mondes sociaux qu’ils côtoient géographiquement, ce qui est fort intéressant.
Alors que Stéphane Beaud revient sur la jeunesse populaire, scolarisée en Lycées Professionnels pour cause de « relégation scolaire » (s’appuyant sur des travaux déjà publiés concernant la scolarisation des enfants d’ouvriers dans la régions de Sochaux-Montbelliard ou l’insertion des élèves de bac pro à l’Université), Paul Pasquali rend compte au contraire de la promotion scolaire de cette jeunesse populaire. Celle-ci est étudiée à partir d’une enquête qualitative sur les jeunes issus de ZEP et ayant suivi une classe spéciale, préparant à l’entrée dans un IEP. Certains sont « reçus » au concours, d’autres « collés ». Que deviennent les uns et les autres par la suite ? Le suivi de ces parcours qui ne sont pas des « transfuges sociaux » est passionnant.
Enfin Nicolas Renahy propose l’analyse d’un récit de vie d’un enfant issu de l’immigration ouvrière portugaise, installée depuis les années soixante-dix dans un village de Bourgogne aujourd’hui en situation de désindustrialisation. A l’âge adulte, migrant géographiquement pour échapper à la délinquance, l’enquêté n’a cependant pas migré socialement. Parcours ordinaire d’une jeunesse prolétarienne qui n’échappe pas à son destin de classe...
Ce dossier finalement relativement succinct - composé de cinq articles - parvient à donner un panorama assez complet de la jeunesse française, il rend compte de ses déterminations, ses représentations, ses parcours, réussites ou ses échecs. La richesse du corpus tient à ce qu’il n’oppose pas de manière simpliste deux ou trois groupes sociaux : au contraire, chaque article cible un sous-groupe social, et rend compte des différences mêmes existant entre les individus dans chaque sous-groupe (différences liées à des facteurs sociaux mais aussi assez souvent géographiques). Il constitue donc un modèle de réussite en matière de sociologie qualitative s’appuyant sur des récits de vie, prouvant la très grande valeur heuristique de celle-ci. C’est en outre une lecture vivante et passionnante.