Par Guillaume Arnould [1]
On referme le livre de Romain Huret avec une étrange sensation, un mélange d’amertume et d’accablement sans doute. Dans Katrina 2005, l’historien propose en effet l’analyse d’un désastre écologique dans toutes ses dimensions et propose une grille de lecture cohérente d’un évènement qui a marqué les mémoires mondiales pour sa médiatisation et les conclusions hâtives qu’on a pu en tirer.
L’auteur se penche pourtant sur un objet social particulièrement difficile à appréhender. Tout d’abord pour l’historien, et son travail de base critique sur les archives, il est problématique d’étudier un ouragan qui a détruit et inondé une grande partie de la Nouvelle Orléans et dont la plupart des perceptions ont été fournies par les médias. De plus, un évènement datant de 2005 fait partie de l’histoire du temps présent ou de l’histoire immédiate pour laquelle le recul historique fait le plus souvent défaut. Enfin, le territoire d’étude, les Etats-Unis d’Amérique et en particulier le Sud et le Golfe du Mexique nécessitent de mobiliser des raisonnements en termes ethniques ou géographiques sous peine d’occulter des dimensions cruciales.
Pour face à ces enjeux méthodologiques, Romain Huret mobilise ses travaux précédents sur la construction de l’Etat social et la pauvreté aux USA et se base principalement sur les sources orales recueillies localement (témoignages des pompiers comme des survivants notamment) et compilées par des universitaires, ainsi que la presse locale et les œuvres filmographiques (documentaires) traitant de la catastrophe ou les travaux d’enquête des commissions parlementaires. L’historien se muant presque en sociologue, s’il ne mobilisait également le temps long pour inscrire l’évènement dans sa dimension temporelle et spatiale spécifique.
Le livre lui-même présente plusieurs dimensions particulièrement intéressantes pour saisir cette catastrophe. Romain Huret expose préalablement le déroulement factuel des évènements et montre l’élément fondateur du problème social posé : face à une catastrophe imminente les réactions des individus concernés n’ont pas été celles qu’on pouvait attendre. Au lieu de fuir la ville qui risque d’être inondée, beaucoup d’habitants restent sur place. Au lieu de préparer la population et inciter à se protéger, les autorités minimisent l’ouragan et ses risques ...
Dans ce contexte, l’auteur mobilise tout d’abord une approche qu’on pourrait qualifier d’histoire des mentalités où il présente les différentes rumeurs circulant dans la ville dévastée et notamment dans les lieux où les survivants ont été invités à se réfugier. Des faits de pillage et de violence supposés sont dénoncés sans vérification et ceci d’autant plus que les autorités publiques diverses (fédérales comme locales) semblent ne pas posséder la moindre information précise sur la situation factuelle. Ces rumeurs confortent bien sûr les stéréotypes, et essentiellement raciaux, dans la logique sociologique des croyances collectives ou des légendes urbaines où la plausibilité des situations suffit pour faire circuler une « histoire » quelque soit leur véracité. Ces dysfonctionnements sont renforcés par les discours moraux de la droite conservatrice qui estime que la Nouvelle Orléans vient simplement de connaître un châtiment divin pour punir sa débauche. Renforcés également par le « blame game » où les autorités locales et fédérales variées semblent se renvoyer la responsabilité de la mauvaise gestion de la catastrophe. Katrina devient ainsi aux yeux de la population du pays le plus riche du monde le symbole d’un scandale civique, émanation du racisme incorporé culturellement par l’Amérique.
Romain Huret cherche à approfondir cette dernière idée, car il propose une hypothèse différente : il veut montrer que la gestion de l’ouragan Katrina n’est pas un scandale civique mais la conséquence directe d’un changement de conception politique de l’Etat aux Etats Unis. Pour appuyer sa réflexion, il mène une analyse d’histoire sociale en deux temps. Il présente d’abord les deux autres grands ouragans ayant frappé la Nouvelle Orléans au XXème siècle, en 1927 et en 1965. Dans ces deux cas l’Etat fédéral est venu en aide aux victimes, d’abord dans une logique compassionnelle et paternaliste sous la houlette de Hoover (alors ministre du commerce) en 1927 ; puis dans une logique d’Etat providence prenant en charge l’aide et l’indemnisation des victimes à partir de 1965.
Le deuxième temps d’histoire sociale du livre est constitué par l’analyse classique mais magistrale que l’auteur fait de la pauvreté aux Etats Unis. Il montre la permanence de l’opposition morale entre le pauvre méritant, non responsable de son sort et le mauvais pauvre qui refuse de se prendre en charge. Romain Huret étudie ainsi le succès de la théorie de la « culture de pauvreté » dans la société américaine, du fait de la congruence de cette approche avec les valeurs morales dominantes. Il montre également le tournant des années 70 où l’Etat providence américain (pourtant très embryonnaire) est radicalement remis en cause dans son objectif de lutte contre la pauvreté.
Dans ce cadre, l’historien livre une véritable analyse de sociologie des organisations en s’intéressant au rôle emblématique de la FEMA (Federal Emergency Management Agency), agence fédérale créée en 1979 pour répondre aux catastrophes naturelles et aux dangers politiques qui y sont liés. L’évolution de cette institution est emblématique de l’évolution politique aux USA puisqu’elle apparaît presque au moment de la révolution conservatrice dirigée par le président Reagan où les autorités fédérales sont vues comme coûteuses, inefficaces, bureaucratiques ... La FEMA s’oriente alors essentiellement vers sa mission de gestion politique des catastrophes dans la perspective de l’affrontement avec l’URSS et des dangers sociaux qu’un conflit ouvert ferait courir. Sous la présidence Clinton, par contre, l’agence remplit de manière très volontariste sa mission de gestion des catastrophes naturelles, quoique dans une logique clientéliste. Pour Huret, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 marquent la fin de cette parenthèse et le retour à une mission de gestion de l’ordre essentiellement, où la sécurisation des zones sinistrées est plus importante que l’aide aux victimes.
Enfin, Romain Huret, clôt cet ouvrage magistral par une analyse d’histoire politique où il dévoile la logique interne de cette catastrophe qui, loin de constituer un scandale civique, est l’illustration de la conception de l’Etat contractuel des néo-conservateurs américains arrivés au pouvoir sous la présidence de Bush Junior. Ainsi, l’absence de prise en considération des victimes et la priorité absolue donnée à la sécurité territoriale, caractéristique pour beaucoup d’un dysfonctionnement bureaucratique de la FEMA est, au contraire, saluée par le président comme l’application des consignes. L’auteur montre la continuité entre la gestion du conflit irakien et l’ouragan Katrina où l’armée joue le rôle pivot, où l’Etat fédéral se place en retrait et fait appel à l’initiative privée (sous- traitance ou charité) pour assurer la gestion des catastrophes ... Ainsi on est stupéfait de constater que la plupart des efforts politiques de l’administration consistaient à sécuriser juridiquement l’intervention des forces armées sur la zone de sinistre, tandis que les habitants attendaient en vain
une aide matérielle.