Par Igor Martinache
N’en déplaise à Max Weber, la séparation entre « savant » et « politique » est bien loin d’être empiriquement vérifiée. Bien au contraire, pour rester dans les catégories du fameux sociologue allemand [1], avec l’essor de la bureaucratisation et de la légitimité rationnelle-légale, les interdépendances entre les deux champs se sont sans doute intensifiées. C’est ce que montre avec force le dernier numéro de Politix, aussi bien dans son dossier que dans certains articles du « Varia ». Le premier est ainsi consacré aux interactions entre la construction communautaire en Europe [2] et le champ académique. Car si l’un des aspects de la question est souvent perçu : l’influence de l’Union européenne (UE) sur le champ académique [3], le processus réciproque, c’est-à-dire ce que les savoirs académiques font à l’UE, passe davantage inaperçu.
Coordinateurs du dossier, Cécile Robert et Antoine Vauchez proposent ainsi dans leur article de revenir sur l’émergence du sous-champ disciplinaire transnational que constituent les « études européennes ». En se livrant à une sociologie politique des « entrepreneurs d’Europe » qui ont porté ces dernières, ils mettent en évidence leur fréquente nature d’« agents doubles », appartenant à la fois aux champs académique (juridique et économique pour l’essentiel, en fait) et politico-administratif. Celle-ci aboutit à la constitution d’arènes académiques et d’instruments de connaissance spécifiques, et in fine à ce qu’Andrew Abott appelle des « avatars scientifiques », c’est-à-dire des « constructions savantes construites par et pour la pratique ». Or, point essentiel de la démonstration, cette « indifférenciation » entre champs académiques et politico-administratifs ne caractérise pas seulement les premiers pas de la construction communautaire ou de celle des « études européennes », mais est constitutif de la nature même de ces dernières. L’hybridité des études européennes s’incarne également dans la volonté de « dépasser » les frontières disciplinaires, revendication dont on verra également dans l’article de Laurent Mucchielli qu’elle n’est pas dénuée d’implications. Finalement, au-delà du processus de légitimation réciproque - et donc l’autonomisation- que permettent le développement des institutions communautaires et celui des études européennes, cette évolution reflète plus largement le nouveau statut assigné au travail scientifique : celui-ci doit abdiquer sa revendication à formuler seul les questions auxquels il répond, mais se consacrer à celles que pose « la société ».
Resterait à déterminer comment sonder cette dernière. Mais « heureusement », la Commission semble avoir résolu ce problème. C’est ce que montre Philippe Aldrin dans sa contribution, consacrée à la genèse d’un outil dédié : l’Eurobaromètre, programme permanent de sondage officiellement créé en 1973. On retrouve ici les problématiques classiques liés à l’invention d’une « opinion publique » [4] -européenne dans ce cas-, avec l’intervention d’entrepreneurs politiques et académiques - dont jean Stoetzel ou le chercheur étasunien Ronald Inglehart également architecte des discutables World Value Surveys-, mais aussi la marginalisation progressive de ces « experts scientifiques » tandis que la fonction de l’Eurobaraomètre devient progressivement celle d’un instrument de communication.
François Denord et Antoine Schwartz reviennent pour leur part sur un autre réseau hybride : celui des économistes et dirigeants néo-libéraux qui fédère dès les années 1930 au-delà des seuls rangs libéraux. Loin de s’assimiler au « laissez-fairisme » par lequel on les caricature souvent, la solution que ces derniers promeuvent s’approche bien davantage d’un compromis entre différentes visions concurrentes à l’époque, et ce afin de vaincre un certain nombre de réticences, à commencer par celles de responsables français alors attachés à une certaine conception de la planification. Tel est l’enjeu principal de la conférence de Messine, dont les auteurs donnent une histoire bien éloignée des mythes très vivaces qui entourent encore aujourd’hui les « pères fondateurs » de la construction communautaire. Par ce détour, ils ouvrent également une réflexion bien actuelle sur le rôle de la « science économique », instrument de pouvoir s’il en est, et dont l’expérience « européenne » illustre la dimension performative des discours qui en relèvent, « celle de faire advenir les réalités qu’ils décrivent en les énonçant ».
Un point qui n’est pas sans trouver de résonances dans deux articles hors dossier : celui de Frédéric Lordon tout d’abord qui, avec la plume ironique et l’orientation spinozistes qui font sa marque de fabrique, revient sur le cas des « tests de stress » (stress tests) que le Trésor a imposés aux principales banques étasuniennes il y a tout juste un an, et surtout les marchandages qui les ont accompagné. Ceci afin de rappeler après bien d’autres -Keynes ou André Orléans entre autres- cette mystification essentielle sur laquelle repose pourtant le système financier actuel - et accessoirement la théorie néoclassique dominante...-, à savoir que « la valeur économique, et notamment sa fixation, loin d’être le résultat objectif et vrai d’anonymes processus de marché, peut être l’objet de luttes entre des agents ou des groupes d’agents qui s’efforcent ouvertement pour l’établir au mieux de leurs intérêts ». Autrement dit, la « valeur fondamentale », dont les bulles spéculatives marqueraient de simples déviances, n’existent pas, et toute valorisation est le résultat provisoire d’un processus intrinsèquement politique. Un rappel bien utile car malgré l’évidence des faits, le déni de cette nature politique semble avoir la peau dure.
Laurent Mucchielli revient pour sa part sur l’institutionnalisation d’une « criminologie à la française », dont l’entrepreneur en chef est Alain Bauer, ami et conseiller du président de la République actuel sur les questions de sécurité, arpenteurs des médias, titulaire d’une chaire au Conservatoire national des Arts et métiers (Cnam) malgré l’absence de références académiques, et dirigeants d’une fructueuse société de conseil en sécurité, AB Associates. Là encore, c’est un réseau d’entrepreneurs à la jonction entre espaces académiques, politiques et économiques que met en évidence Laurent Mucchielli, dont les intérêts congruents amènent le développement d’une « science » policière et anxiogène, aussi peu fondée que profitable politiquement et économiquement.
A lire également dans le dossier d’autres exemples d’ « entreprises académiques » étroitement liée à la construction « européenne » : un article de Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public, qui se penche sur l’entreprise juridico-politique spécifique qui a accompagné l’émergence d’un droit européen des droits de l’homme spécifique à partir de la Convention européenne des droits de l’Homme adoptée en 1950 et de la Cour de Strasbourg installée pour la mettre en œuvre ; une contribution de Morgane Le Boulay consacrée au « Groupe de Liaison » d’historiens appliqué à écrire une histoire européenne qui transcende les seules histoires nationales. Loin de résulter d’une seule impulsion communautaire, elle montre que celui-ci est tout autant le fruit d’une mobilisation des chercheurs contemporanéistes, afin de lutter contre une marginalisation à laquelle les exposait le succès de l’école des Annales et sa conception de l’histoire sociale et moins événementielles ou centrée sur les « grands hommes ». Laure Neumayer revient pour sa part sur le cas de l’émergence d’études européennes en République Tchèque dans le contexte particulier de l’après- »Guerre Froide », et montre comment l’Union européenne a pu favoriser l’irruption d’une nouvelle génération de chercheurs dotés de « capitaux cosmopolites » et également investis dans un espace hybride transnational et simultanément académique et politico-administratif.
Dans le dernier article, hors-dossier, Willy Beauvallet et Sébastien Michon proposent une analyse quantitative des profils biographiques des députés européens élus en 2004 afin de mettre en évidence les logiques propres de recrutement et de fonctionnement de l’ « espace parlementaire européen », en montrant notamment comment celui-ci permet une entrée dans la carrière politique à certaines catégories, notamment femmes et hommes dotés d’un fort capital académique, dont le « capital spécifique » est quelque peu décalé de celui qui est en vigueur dans les champs politiques nationaux ; et qui participent en retour à l’autonomisation progressive de cette arène politique spécifique. Au final, à travers les différents exemples qu’il développe, ce numéro nous invite à nous interroger sur les processus et réseaux peu visibles qui animent la construction européenne, et en particulier sur le rôle des chercheurs dans ceux-ci. Et au-delà, c’est plus généralement la place des chercheurs, en sciences humaines et sociales notamment, dans la cité qui est ainsi soulevée. Une réflexion collective dont ces exemples, comme bien d’autres, soulignent l’importance actuelle [5]. Mais rappellent aussi que, loin de se résumer à des questions d’éthique ou de morale individuelle, parce qu’elle met en jeu des intérêts et des visions souvent contradictoires, en appelle à des réponses politiques.