Par Igor Martinache
Initialement publié aux Etats-Unis en octobre 2007 sous le titre The Conscience of a Liberal [1], cet ouvrage traduit par Paul Chemla est cependant on ne peut plus d’actualité. Et ce, pour deux raisons principales. La première, plus anecdotique, est que son auteur Paul Krugman vient de recevoir le prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, indûment qualifié de prix Nobel d’économie. Professeur à l’université de Princeton spécialiste du commerce international, il est surtout connu du public pour ses chroniques hebdomadaires dans les colonnes du New York Times où il ne manque pas de pointer opiniâtrement les absurdités des décisions de l’administration Bush. La seconde est évidemment liée au contexte actuel où la dernière ligne droite de la course à la Maison Blanche intervient en plein déferlement de crises internationales financière, économique, diplomatique et environnementale. Le diagnostic que Paul Krugman livre au fil de ces pages rencontre ainsi en bien des aspects un écho presque prémonitoire dans ces « événements ».
Les lecteurs fâchés avec l’économie auraient ainsi tort de passer leur chemin : l’essai que nous livre ici Paul Krugman ne présente guère de similitudes avec les développements quasi-autistiques de modélisateurs convaincus que s’abstraire du monde concret permet de mieux en rendre compte. C’est bien d’économie politique que l’auteur nous entretient ici, en donnant une égale importance aux deux termes, et donc en évitant de réduire la seconde sous les lunettes de la seconde [2]. Reprenant l’analyse sur long terme des inégalités effectuée par Thomas Piketty et Emmanuel Saez [3], Paul Krugman part d’un premier constat édifiant : les inégalités des revenus aux Etats-Unis sont redevenues aujourd’hui aussi extrêmes qu’en 1920 [4]. Et pourtant - jusqu’en 2006 du moins- les électeurs ont voté en majorité pour des candidats cultivant cette évolution. C’est à ce paradoxe apparent que s’attache l’analyse de l’auteur, avant de formuler quelques propositions à mettre en œuvre pour rompre avec les dégâts sociaux qu’elle induit. La thèse principale de Paul Krugman est en substance que loin d’être l’effet de la « main invisible » du marché, l’évolution des inégalités puise avant tout sa source dans des facteurs politiques.
Pour appuyer sa démonstration, il revient un siècle en arrière. Lors des trois premières décennies du XXe siècle - le « Long âge doré »-, explique-t-il, les inégalités de revenus sont restées à un niveau aussi élevé que constant, la vie politique étant alors bien tenue par les « ploutocrates ». Cela n’en a rendu que plus spectaculaire la spectaculaire réduction des inégalités entraînée par le New Deal impulsé dans les années 1930 par Franklin Delano Roosevelt pour répondre à la Grande Dépression. Une moyennisation brutale de la société étasunienne que Paul Krugman baptise de « Grande Compression » et qui tient à la fois d’un réel volontarisme politique, d’un syndicalisme vigoureux, et des conséquences de la politique salariale initiée durant la Première Guerre Mondiale via le National War Labour Board (NWLB). Deux autres mesures jouent également un rôle majeur : l’augmentation du taux marginal d’imposition sur le revenu - indiscutée jusqu’à l’arrivée de Ronal Reagan à la Maison Blanche-, et le Social Security Act, mettant sur pied un système d’indemnisation du chômage et de retraite par répartition. Manque cependant une assurance maladie publique qui fait dire à Krugman qu’il s’agit là d’un « Etat-providence incomplet ».
Reprenant le travail remarquable de Keith Poole et Howard Rosenthal [5] qui montre que la polarisation de la scène politique nationale est positivement corrélée au niveau d’inégalités économiques, Paul Krugman remarque ensuite que ce modèle tient jusqu’à la décennie 1960. Malgré une croissance du Produit intérieur brut toujours élevée, les contradictions culturelles se font jour et divisent la société américaine. Deux phénomènes se conjuguent en effet : le mouvement des droits civiques et l’émergence d’une contre-culture juvénile. La "Grande société" que dessine alors Lyndon Johnson à grands coups de pinceaux politiques - au premier rang desquels le Civil Rights Act [6] de 1964 et le Voting Rights Act [7] de 1965 - réveille les préjugés racistes, et, de l’aveu même du président démocrate, offrait l’électorat du Sud au parti Républicain pour un temps indéterminé.
C’est sur cette fracture - dont le "phénomène Obama" révèle qu’elle n’est toujours pas refermée- que va alors prospérer le mouvement naissant des néo-conservateurs, que Paul Krugman baptise de l’oxymore « conservatisme de mouvement ». L’auteur consacre de larges développements pour retracer la genèse et le développement d’un véritable système partisan au sein du parti Républicain. Il s’agit d’une véritable entreprise politique initiée par un dénommé William F.Buckley, fondateur de la National Review -leur bible jusqu’à aujourd’hui- en 1955. Paul Krugman décrit avec force détails les trajectoires des principales figures de ce mouvement (anti-)social particulier, leur conquête des appareils du parti Républicain [8], ainsi et surtout leur rhétorique anti-étatique, anti-syndicale et implicitement raciste, mais aussi et surtout la constitution d’un puissant réseau dans les milieux d’affaires ainsi que d’une « intelligentsia » - les fameux « réservoirs d’idée » (think tanks) ainsi qu’un réseau de médias acquis à leur cause (Wall Street Journal, Fox News,...)- aux moyens incomparables. Ceux-ci permettent non seulement l’exercice d’une certaine influence intellectuelle et médiatique, mais aussi et surtout la reconversion de politiciens perdant leur mandat -tels l’ex-sénateur controversé de Pennsylvanie Rick Santorum embauché sitôt après sa déconvenue électorale par un think tank, l’Ethics and Public Policy Center à la tête d’un programme intitulé "les ennemis de l’Amérique"... [9].
Sans céder à la fascination pour la théorie du complot, Paul Krugman affirme ainsi que la prise de pouvoir des « conservateurs de mouvement » et la régression sociale qui l’a accompagnée [10] est bien assimilable à une « grande conspiration » dans la mesure où « il existe un ensemble d’institutions soudées obéissant en dernière analyse à une poignée d’individus, qui, collectivement, récompense les fidèles et punit les dissidents. Ces institutions offrent à des politiciens dociles les ressources nécessaires pour gagner les élections, un refuge sûr en cas de défaite et de lucratives possibilités après leur mandat. Elles garantissent une couverture de presse favorable à ceux qui suivent la ligne du parti. Elles entretiennent et fragilisent les opposants. Et elles entretiennent une armée de militants et d’intellectuels » (p.197) [11] et ont réalisé un véritable coup d’Etat à la fin des années 1970 dans les institutions du « Grand Old Party », après la transition de la présidence Nixon [12]. Guère attachés aux principes démocratiques comme le rappellent leurs éloges de Franco dès leur origine, les « conservateurs de mouvement », les conservateurs de mouvement n’hésitent pas du reste à recourir à divers instruments de fraude électorale - de l’élimination injustifiée d’électeurs noirs ou hispaniques des listes électorales jusqu’au trucage des bulletins de vote en Floride ou des machines à voter...
Ce n’est ainsi pas la hausse des inégalités mais bien la radicalisation des républicains qui est première. Sans souscrire totalement à la thèse de Robert Franck selon lequel l’électorat ouvrier du « Sud » a été littéralement dupé par des « conservateurs de mouvement » sachant jouer habilement sur leurs peurs « culturelles » -religieuses et racistes en premier lieu- [13], Paul Krugman reconnaît que cette stratégie de la nostalgie ségrégationniste a pu rencontrer certains succès pour leur permettre de déployer une politique économique défavorable au plus grand nombre, mais jusqu’à un certain point. Ces populations n’ont ainsi été dupes qu’un moment face à la politique de grandeur nationale qui s’est incarnée notamment dans l’invasion irakienne remarque Paul Krugman. Celui-ci voit ainsi dans la victoire des démocrates aux élections de mi-mandat en 2006 le signe d’un retournement de l’influence des conservateurs de mouvement, et expose dans les derniers chapitres de l’ouvrage quelques propositions visant à instaurer une « politique de l’égalité ». Celle-ci passe en premier lieu, selon lui, par la mise en place d’un véritable système public d’assurance maladie, ce que Clinton avait échoué à faire. Paul Krugman rappelle ainsi les impasses du système actuel reposant sur les compagnies d’assurance privées et les employeurs - à travers notamment les fameuses Health Maintenance Organisations (HMO)-, et qui font du système de santé étasunien un des plus inefficaces parmi les pays riches, engloutissant une part croissante du PIB - 16% du PIB aujourd’hui - tout en laissant plus de 55 millions d’individus sans couverture [14], mais aussi par la hausse des impôts, du salaire minimum [15] et une resyndicalisation des entreprises [16].
C’est donc un essai politique au sens plein du terme que Paul Krugman nous livre ici. On peut certes trouver à redire sur certains raccourcis dans l’argumentation comme toujours avec ce genre d’écrits, ou déplorer qu’il néglige la question écologique [17], pourtant indissociable aujourd’hui de la question sociale [18]. Non content de vulgariser certains travaux « scientifiques » importants [19] de ces dernières années -en économie ou science politique [20]- d’une plume attrayante, il n’hésite pas à intervenir dans le débat public en exposant ce que lui dicte sa « conscience de libéral [21] ». Ce faisant, il mêle peut-être l’éthique de responsabilité et éthique de conviction chères à Max Weber [22], mais reste surtout fidèle au précepte rabelaisien : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » [23] ...