Par Igor Martinache
Bonne nouvelle pour les enseignants de sciences économiques et sociales : cette année, dispensés d’Enfant sauvage ! Petite explication : réalisé il y a maintenant près de quarante ans, le film de François Truffaut est d’une efficacité redoutable pour illustrer les mécanismes de la socialisation, ce processus sociologique aussi fondamental que délicat à expliquer par lequel notre environnement contribue à façonner notre personnalité [1]. L’histoire véridique de Victor, cet enfant trouvé dans une forêt de l’Aveyron à l’orée du dix-neuvième siècle et que Jean Itard, un médecin parisien, entreprend d’adapter à la vie en société, est ainsi devenue un classique pratiquement incontournable des cours de SES de première.
C’est donc avec plaisir que certains collègues échapperont à leur vingt-septième visionnage en emmenant leurs élèves voir plutôt L’Apprenti. Car de socialisation, il en est bien question dans ce film à mi-chemin entre documentaire et fiction. Il serait plus juste d’ailleurs de parler de socialisations au pluriel. Il y a d’abord, bien entendu, celle de Mathieu (Mathieu Bulle), 15 ans, élève dans un lycée agricole du Haut-Doubs qui « débarque » un beau jour dans l’exploitation de Paul (Paul Barbier, sosie troublant de José Bové) pour y suivre son apprentissage. Bien plus que des techniques, c’est une manière d’être dont le jeune adolescent va s’imprégner en suivant son maître au quotidien. Un ensemble de comportement de comportements à intérioriser, à commencer par un sens de l’observation affûté, mais aussi de valeurs plus proches des représentations portées par la Confédération paysanne que de l’approche productiviste de la FNSEA et des producteurs d’engrais et de pesticides. « Faut pas exploiter la terre, faut la cultiver » répète-t-il ainsi à ses camarades de lycée, à rebours de l’enseignement qu’on leur y administre. Or précisément l’imprégnation, ce mode de socialisation par l’« exemple » se révèle souvent bien plus efficace que l’inculcation, l’édiction explicite de règles. Pas besoin d’aller chercher très loin dans notre expérience personnelle pour s’en convaincre. Et pourtant nous l’oublions trop souvent quand nous endossons le rôle d’éducateur...
Mathieu acquiert donc un métier au contact de Paul, mais aussi plus largement une place au sein de la famille de ce dernier [2]. Si le travail de ferme vient réveiller certaines dispositions du jeune homme -comme son attrait pour les animaux ou les engins forestiers miniatures qui constituent ses jouets favoris -, il lui demande aussi de se débarrasser de certaines habitudes acquises antérieurement, telles que les difficultés à se lever ou un certain attentisme. On assiste ainsi à travers l’adolescent au conflit latent entre Paul, qui devient progressivement un père de substitution, et les parents, ouvriers et séparés, de Mathieu [3]. La mère (Martine Bulle) ne comprend pas tout à fait le projet professionnel de son fils, tandis que le père est tout bonnement absent de la vie -et de l’affection- de Mathieu, pour le grand désespoir de la mère ("Et si je n’étais plus là ? Où tu irais ? Tu crois que t’as besoin de personne ? C’est le contraire, on a besoin de tout le monde")... Comme pour montrer l’impossibilité de démêler le "vrai" du "faux" dans la vie sociale, où tels des acteurs, nous devons chacun apprendre à endosser différents rôles et à « mettre en scène » notre vie quotidienne [4], Samuel Collardey cultive tout au long de son film l’ambiguïté entre réalité et fiction. On se demande de bout en bout jusqu’à quel point les comédiens -amateurs mais non moins convaincants- ne jouent pas leur propre rôle [5] tandis que ce premier long-métrage est aussi pour le réalisateur une occasion de livrer au regard des spectateurs cette partie de Franche-Comté dont il est issu.
Il importe donc parler de socialisations au pluriel, car ce sont plusieurs rôles que Mathieu apprend -et « désapprend »- en même temps (camarade "viril", amoureux, garçon de ferme, ...) par la traversée d’autant de rites de passage différents, mais aussi car ce sont tous les personnages du film qui évoluent au contact les uns des autres. Ce qui rappelle bien que ce processus se poursuit tout au long de la vie. Et plutôt que d’opposer une socialisation primaire « forte » qui aurait lieu pendant l’enfance à une socialisation secondaire moins prégnante à l’âge adulte [6], certain-e-s préféreront considérer que s’opère une « socialisation continue » qui ne prend fin qu’à notre mort [7].
Deuxième raison de se réjouir pour les professeurs de SES : c’est deux chapitres pour le prix d’un que L’Apprenti permet de traiter. Car il y est aussi clairement question de stratification sociale. En d’autres termes, il vient rappeler à ceux qui en douteraient encore que les classes sociales existent toujours [8]. Les classes laborieuses, ouvrières ou paysannes, méritent ici bien cette appellation puisque leurs membres sont presque constamment montrés en train de travailler [9]. Et Samuel Collardey n’hésite pas à montrer plusieurs scènes de travail -trop rares au cinéma-, à l’usine, au domicile ou à la ferme. Pour les plus citadins des spectateurs, il n’est ainsi pas fréquent de voir un cochon se faire égorger ou une vache mettre bas. Mais il nous montre aussi et surtout que les classes se distinguent par leur modes de vie et leur rapport au monde [10]. Les citadins n’échapperont ainsi sans doute pas aux quolibets des plus jeunes -et « favorisés »- spectateurs devant la manière de parler ou d’agir de certains des personnages du film, ce qui en dit long au passage sur un certain mépris de classe, largement fait de peur et de gène. Ce qui rappelle que « la jeunesse n’est qu’un mot » [11], autrement dit que cet âge intermédiaire et de longueur indéfinie, sera vécu de manière très différente selon l’origine sociale [12]. Et met également en évidence la méconnaissance de nombre d’entre nous vis-à-vis du monde rural, notamment depuis qu’Henri Mendras a annoncé la « fin des paysans » [13]. Ainsi les « gars du coin », les jeunes ruraux, expérimentent-ils des épreuves communes et bien distinctes des jeunes citadins comme Nicolas Renahy l’a bien montré dans un ouvrage récent [14]. Les caméras semblent à nouveau se tourner vers cette société paysanne [15], comme le rappelle notamment le récent La vie moderne de Raymond Depardon (2008) [16]. Mais le mieux est encore, si ce n’est déjà fait, d’aller voir par soi-même - et pourquoi pas avec nos élèves ? En tous cas, avec ses plans de paysages magnifiques, mais aussi toute la tendresse dont il a su envelopper ses personnages, Samuel Collardey nous y a incité. Gageons ainsi que L’Apprenti constitue une étape importante de la socialisation d’un cinéaste de talent...