Par Igor Martinache
Qu’on se le dise, les Cultural Studies sont encore bien vivantes ! Certains observateurs avaient en effet noté que ce courant de recherche transdisciplinaire, né dans les années 1960 autour de Richard Hoggart -et du Centre for Contemporary Cultural Studies que ce dernier a fondé à l’Université de Birmingham-, avait pu, après des premiers travaux essentiels, emprunter des directions aussi « impressionnistes » que dépourvues d’ancrage empirique [1]. Titulaire de la chaire « Anthony Giddens » (sic) de théorie sociale à la London School of Economics, Paul Gilroy est cependant un « digne héritier » des pionniers de cette exploration de l’inconscient culturel de notre civilisation « occidentale » contemporaine. Après There Ain’t No Black in the Union Jack [2], l’Atlantique noire -initialement publié en 1993- est sans doute son ouvrage le plus important. L’initiative des éditions Amsterdam de le proposer aujourd’hui dans une traduction français [3] est aussi logique qu’opportune. Car les perspectives que Gilroy (ré)ouvre dans cet essai revêtent une portée on ne peut plus éclairante dans les débats politiques actuels, où fleurissent les entreprises de tous bords visant à durcir les « identités ». Contre ces obsessions de la pureté « raciale » qui peuvent être cultivés tant par les « dominés » que les « dominants », Paul Gilroy propose donc en guise d’antidote un « essai sur l’hybridité et le brassage inévitable des idées » (p.12), et ce faisant, loin de prétendre épuiser le sujet, entend ouvrir différentes pistes de réflexion et de recherche en repartant de celles déjà développées par différents auteurs constitutifs de cette « Atlantique noire » qui forme la trame de son propos.
Par ce concept, l’auteur désigne en réalité le système d’échanges politiques et culturels que représente la diaspora africaine dans l’hémisphère « occidental » à partir de la matrice historique et économique des traites négrières. Plusieurs implications découlent de cette définition qui peut apparaître -à raison !- quelque peu absconse. La première concerne les chercheuses et chercheurs investis dans l’histoire culturelle et qui s’empêtrent dans la polysémie de ce terme et en particulier sur l’articulation entre « nation » et « ethnicité » (ou « race »). Il s’agit pour eux selon Gilroy d’envisager l’Atlantique « comme un objet d’analyse un et complexe, et [de] développer sur cette base une perspective explicitement interculturelle et transationale » (p.34). Autrement dit, de ne pas considérer les « cultures » comme des isolats hermétiques, mais au contraire comme inscrites dans un rapport d’influences réciproques et en mouvement perpétuel. La seconde, plus directement politique, invite à replacer l’esclavage au centre des analyses concernant la modernité « occidentale », non pour raviver des luttes mémorielles -qui informent souvent bien plus sur l’état des représentations collectives actuelles que sur la vérité historique-, mais pour comprendre les réactions engendrées par les promesses non tenues de la modernité, définie par Gilroy par « la médiation fatal du capitalisme, par l’industrialisation et par une nouvelle conception de la démocratie politique » (p.55) dont l’État-nation constitue le socle ambigu [4]. Parce qu’ils se situent à plusieurs égards dans un entre-deux entre cette modernité « rationnelle » et ses origines, entre des cultures occidentales et africaines - qu’il ne s’agirait pas pour autant de réifier-, les descendants d’esclaves qui constituent ce réseau de l’Atlantique noir peuvent agir comme des révélateurs privilégiés de ces contradictions, pourvu qu’ils entrent dans un rapport réflexif à l’égard de la « double conscience » qui constituent leur condition, pour reprendre l’expression de W.E.B. Du Bois, c’est-à-dire le sentiment d’être à la fois intégré et extérieur à la société et la culture « occidentale ». Autrement dit, « la spécificité de la culture et de la politique modernes de l’Atlantique noir peut être définie, à un certain niveau, par le désir de transcender à la fois les structures de l’État-nation et les contraintes de l’ethnicité et de la particularité nationale » (p.40).
C’est donc ce projet indissociablement intellectuel et politique que Paul Gilroy développe tout au long de son essai, en s’appuyant pour ce faire sur une série d’auteurs qui en ont posé les bases, sans pour autant que cette dimension de leurs œuvres respectives n’ait toujours été reconnue comme telle. Il analyse ainsi successivement et de manière approfondie les écrits -mais aussi les trajectoires biographiques dont ces derniers sont étroitement dépendants- d’auteurs comme Martin Robinson Delany, Frederick Douglass, W.E.B. Du Bois et Richard Wright, insuffisamment connus de ce côté-ci de l’Atlantique - et compris de l’autre [5]. Il montre combien leurs rapports ambivalents à la société états-unienne et plus largement à la philosophie occidentale, a pu être constitutif de leurs propres perspectives, tant dans leurs essais que leurs oeuvres romanesques. Tous ont par exemple entamé un dialogue plus ou moins explicite, et dans différentes directions avec la dialectique du maître et de l’esclave d’Hegel - qui était d’après Cornel West le philosophe préféré de Martin Luther King- comme fondement de la modernité. Paul Gilroy examine également les tensions entre l’émancipation des Noirs et celle des femmes telle qu’envisagée par ces auteurs, à l’instar des « frottements » qui ont pu - et peuvent encore exister- entre mouvements ouvrier et féministe [6].
Il consacre également de longs développements - dont un chapitre entier - à la musique, qui joue un rôle « central et même fondateur » dans l’expérience sociale et l’expression culturelle noires, et dont les formes révèlent en elles-mêmes les processus d’hybridation que Paul Gilroy s’emploie à mettre en évidence. Les Jubilee Singers, Wynton Marsalis, Spike Lee ou Quincy Jones complètent ainsi la galerie de portraits culturels dressée par l’auteur, y compris, dans le cas de Marsalis ou Lee, tenants d’un protectionnisme culturel noir, pour montrer l’ambivalence profonde de ce dernier, qui pour se défendre contre le racisme symétrique, a en fait « emprunté au discours de l’oppresseur son goût du semblable et de la symétrie » (p.145). C’est ainsi qu’à leur corps défendant, « le romantisme et le nationalisme culturel européens ont directement contribué au développement du nationalisme noir moderne » (Ibid.). A l’opposé, le jazz d’un Miles Davies, la soul music ou certaines formes de rap sont au contraire révélatrices de la puissance créatrice du métissage, et la remise en cause en actes de tout essentialisme qu’ils constituent. Il ne faudrait cependant pas selon l’auteur tomber dans l’écueil inverse d’une déconstruction superficielle de la blackness qui ignorerait En fin de compte, selon Paul Gilroy, en dépit des contradictions nées de sa commercialisation [7] « la musique est d’une importance particulière pour briser l’inertie résultant d’une opposition binaire entre un essentialisme nationaliste effarouché et un pluralisme sceptique et licencieux qui interdisent purement et simplement de penser le monde impur de la politique » (p.151).
Dans ce parcours sur lequel sont encore croisées de nombreuses figures, telles que celles de la romancière et universitaire Toni Morrison, lauréate du prix Nobel de littérature en 1993, et auteure notamment de Beloved, ou encore celle du « roi de la Pop » récemment disparu Michael Jackson, Paul Gilroy se livre également à une réflexion conceptuelle très utile. Pointant le flou de nombreuses expressions au cœur des mouvements sociaux qui nous intéressent - à commencer par celles de « culture » de l’ « identité noire » et propose un certain nombre de clarifications et de définitions. A la fermeture que suggère implicitement l’idée de tradition, il invite par exemple à l’envisager comme un « Même changeant », « s’efforçant sans cesse d’atteindre un état d’auto-réalisation qui sans cesse lui échappe » (p.178), comme le reflète les trois grands moments - plus entremêlés que successifs- de l’histoire de la diaspora noire : les luttes contre l’esclavage dans le Nouveau Monde, celles des populations noires « libres » des pays industrialisés pour l’obtention d’un statut juridique et humain égal à celui des bourgeois blancs, et enfin la recherche d’un espace autonome « pour que la communauté noire se développe à son propre rythme et selon son orientation propre ». Il note également le rôle fondateur du « Passage du Milieu » sur les diverses utopies de retour rédempteur à la patrie africaine et la circulation d’idées et leurs différents supports, humains ou matériels. La métaphore du navire lui apparaît ainsi essentielle pour traduire la condition de cette diaspora au sein du monde « surdéveloppé » [8], en ce qu’il constitue un « système micro-culturel et micro-politique vivant et en mouvement ». Cette culture « noire » plurielle et mouvante est en somme animée par une tension entre enracinement et cheminement (rendue plus joliment en anglais par « roots and routes »). Et en en explorant certaines dimensions, Paul Gilroy invite de manière convaincante à renvoyer dos-à-dos les différentes formes d’absolutismes culturels, de quelque phénotype qu’ils soient, et leurs implications politiques, nées de la « rencontre fatale du concept de nationalité avec celui de culture » (p.16). Montrant également que, contrairement aux malentendus que révèlent les critiques qui ont reçu ses différents ouvrages, Richard Wright avait subtilement pointé la place aussi centrale qu’ambiguë de la violence au cœur des populations dominées qu’il rapprochait au-delà du seul cas noir, Paul Gilroy s’interroge également sur les difficultés persistantes des différentes « minorités » à ouvrir le dialogue, à commencer par les Noirs et les Juifs, dont les trajectoires collectives, la condition diasporique et les aspirations sont pourtant étonnamment proches, ainsi que l’avait déjà bien pointé au milieu du XIXe siècle Edward Wilmot Blyden. Si par son essai, Paul Gilroy s’efforce, non sans succès, de montrer la nécessité d’articuler l’étude des phénomènes liés au racisme et aux cultures politiques - noire en premier lieu- autour des notions de mutation, d’hybridité et de brassage [9], on pourrait cependant remarquer pour finir que son ouvrage ne se cantonne pas à cette question : c’est bien le projet même de la modernité - et la logique capitaliste qui en constitue le moteur - dont il vient enrichir la critique. Et parce que l’histoire de l’Atlantique révèle au premier chef l’interdépendance des différentes « identités » qui le constituent, il serait profondément erroné de cantonner sa lecture aux « ghettos » des postcolonial ou des racial studies.