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L’arrière-cour de la mondialisation. Ethnographie des paupérisés

Un ouvrage de Patrick Bruneteaux et Daniel Terrolle (Editions du Croquant, coll. "Terra", 2010, 403 p., 26€)

publié le lundi 25 octobre 2010

Domaine : Anthropologie , Science politique , Sociologie

Sujets : Mondialisation , Pauvreté, précarité

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Par Igor Martinache

L’étude de la pauvreté - que certains préfèrent qualifier de « misère » pour insister sur son caractère relationnel et construit [1]- constitue un champ aussi investi que problématique pour les sciences sociales, surtout en ce qui concerne ses formes les plus extrêmes. Les enjeux politiques qu’elle induit plus ou moins implicitement sont en effet considérables et les instrumentalisations des recherches en la matière fréquentes, ce qui contribue à polariser les discours entre « populisme » et « misérabilisme », ce double-écueil pointé par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron dans leur fameux séminaire de l’Ehess [2]. L’existence d’une « culture » particulière de la pauvreté fait par exemple l’objet d’un âpre débat depuis la publication par l’anthropologue Oscar Lewis de La Vida en 1966, et dont la réception médiatique du dernier ouvrage d’Hugues Lagrange [3] montre qu’il est loin d’être éteint [4]. La distance de classe entre chercheurs et les populations étudiées pose évidemment un obstacle épistémologique de taille, qui se combine par un accès au « terrain » difficile, qui implique l’intimité et le « corps » du chercheur de manière très profonde, et nécessite également le plus souvent la médiation d’un acteur institutionnel. Or, les, organismes étatiques en tête, sont également producteurs de catégories pour désigner ce phénomène -comme d’autres- non exemptes de postulats forts et largement intériorisé par le « grand public ». Se déprendre des prénotions devient ainsi difficile pour les chercheurs, d’autant plus que le financement de leurs travaux est le plus souvent assuré par ces bailleurs publics ou semi-publics. Or, reprendre à son compte les catégories de « SDF », de « sans-abri » ou d’ « exclusion » qui se sont imposées dans le débat français - y compris par beaucoup des agents ainsi étiquetés - est loin d’être anodin. Cela contribue tout d’abord à « substantialiser » les situations ainsi décrites - non sans les stigmatiser [5], c’est-à-dire à les abstraire des processus qui y ont abouti, et qui prennent leur source dans les rapports économiques de production. Autrement dit, en réduisant ces situations à la question du logement, et même plus encore de l’« abri » [6], on se cantonne à un traitement d’urgence dont d’aucuns ont à juste titre souligné l’inanité [7] - y compris nombre de travailleurs sociaux-, on la sépare de la question de l’emploi et plus largement des formes d’inégalités et de domination. C’est donc contre ces tendances, mais aussi le postulat d’une hétérogénéité irréductible des situations de misère extrême ou encore l’idée largement répandue selon laquelle tout le monde pourrait se retrouver « à la rue », particulièrement fortes dans la « pensée d’État » intéressée, largement partagée par le champ associatif et même scientifique hexagonaux [8], parties prenantes d’un « marché de la pauvreté » [9], que Patrick Bruneteaux et Daniel Terrolle inscrivent la démarche de cet ouvrage collectif.

Celui-ci regroupe les « meilleures » communications - profondément retravaillées nous expliquent les coordinateurs- d’un séminaire pluriannuel intitulé « Zones frontières, dire l’impossible sur la pauvreté ? » organisé par le Laboratoire d’anthropologie sociale et le Centre européen de sociologie et de science politique. Le pari épistémologique est ainsi particulièrement ambitieux : montrer par le biais de diverses enquêtes (principalement) ethnographiques la parenté étroite entre les différentes conditions du « sous-prolétariat » actuel par-delà les spécificités nationales, et surtout le lien étroit qu’elles entretiennent avec la phase actuelle du capitalisme, marquée notamment par un alignement des Etats vers la configuration « libérale-pénale » inaugurée par les Etats-Unis sous la présidence de Reagan [10].

Outre l’introduction particulièrement stimulante des co-directeurs, l’ouvrage se compose de quatre parties. La première est justement axée sur cet enjeu de la comparaison internationale, et regroupe une contribution de Mélanie Hours sur le contexte japonais, où règne un fort déni de la pauvreté tant de la part des institutions que des premiers concernés, quelque peu ébranlé cependant par la visibilisation de ceux que les autorités préfèrent qualifier par le terme anglais d’homeless, comme pour affirmer le caractère étranger du phénomène, lors de la « décennie perdue » (les années 1990). Pauvretéqui est le fait d’hommes plutôt âgés et le plus souvent travailleurs saisonniers, dont la situation résulte elle-même largement de la précarisation croissante de l’emploi que ce pays connaît lui aussi. Véronique Rochais propose pour sa part d’illustrer les stratégies de résistance que déploient les « sous-prolétaires » par la trajectoire d’un ancien dealer martiniquais reconverti dans la culture d’un jardin créole, tandis qu’Amanda Dias propose une réflexion sur la possibilité et la fécondité de comparer des situations a priori peu comparables : celle d’un camp de réfugiés palestiniens au Nord-Liban et celle d’une favela brésilienne des faubourgs de Rio dont les habitants sont, comme elle l’explique, caractérisés par un même (non-)statut de « surnuméraires » ou de « redondants » pour reprendre les concepts forgées respectivement par Robert Castel [11] et Zygmunt Bauman [12], c’est-à-dire les individus dépourvus de « place » dans le système de positions sociales reconnues et donc définis comme « inutiles ». Ce premier chapitre se clôt par un retour réflexif particulièrement riche de Philippe Bourgois sur ses propres travaux, où il effectue notamment son auto-critique concernant certaines formes d’auto-censure concernant En quête de respect [13] avant de revenir sur son terrain actuel à San Francisco et la nécessité selon lui de prendre en compte le facteur « racial » et les différences de contextes nationaux (entre la France et les Etats-Unis notamment) dans l’analyse des trajectoires de toxicomanes marginalisés qu’il étudie. Il plaide également pour l’approche du « biopouvoir » et de la gouvernementalité de Michel Foucault pour comprendre la situation de ce qu’il préfère qualifier de « lumpenprolétariat ».

Parmi les nombreux tabous que suscite l’étude des plus « pauvres », les formes de violence et de domination que ces derniers exercent entre eux n’est pas la moindre. C’est à ces dernières qu’est consacrée la deuxième partie de l’ouvrage à partir de cas aussi variés qu’éclairants quant à différents aspects de ce que Philippe Bourgois qualifie d’ « inversion des relations de pouvoir » (cité p.154). Robin Cavagnoud s’applique ainsi à reconstituer schématiquement la configuration des agents composant pratiquement un champ de la prostitution des travestis au bord d’une avenue périphérique de Lima (Pérou), et met bien en évidence les différentes formes de domination et de violences qui se jouent périodiquement entre eux : celle de la police bien sûr, mais aussi des familles qui peuvent encourager leur fils à persévérer dans cette activité pour en tirer leur part, des « pandilleros », groupes de jeunes hommes qui attaquent les travestis pour leur voler leurs gains, ou des prostitués qui volent certains clients à leur insu ou en groupe, mais aussi entre eux, les meneurs des zones qui prélèvent leur « pourboire » pour laisser les plus jeunes exercer. Magali Boumaza a pour sa part enquêté auprès de femmes détenues et toxicomanes pour reconstituer leurs trajectoires, après avoir mis en évidence l’ambivalence aiguë de l’institution carcérale quant à la consommation de stupéfiants, punissant celle-ci tout en la permettant pour adoucir la vie carcéral. Détaillant trois cas en particulier, elle met en évidence la somme de violences que celles-ci ont accumulées au cours de leur trajectoire, restreignant leurs possibles envisageables, mais construisant également un « habitus clivé » à même paradoxalement de leur permettre de supporter les conditions d’incarcération. Et, comme Philippe Bourgois dans sa contribution précédemment évoquée, elle suggère que pour ces femmes, « la prise du produit p[eut] aussi être analysée comme une fuite en avant, un renoncement aux injonctions contradictoires qui leur sont adressées » (p.202). Bénédicte Havard-Duclos met enfin en évidence la coercition que les « soutiens militants » de Droit au Logement (DaL) font subir aux familles mal-logées tout en pointant bien ses ambivalences. D’une part parce qu’ils promeuvent la participation de celles-ci, y compris dans les instances de décision des comités - au moins discursivement-, et de l’autre parce que le refus de reconnaissance de la subjectivité des mal-logés et de l’écoute de leurs difficultés individuelles est l’envers d’une volonté éminemment politique de « montée en généralité » du mal-logement, c’est-à-dire de mise en évidence de la dimension collective d’un phénomène trop souvent vécu sur le mode individuel. Enfin, ajoute-t-elle, la contrainte visant à obliger les familles aidées à participer aux actions en pointant leur présence - refus affirmé de la logique du « passager clandestin » chère à Mancur Olson [14]- a aussi pour contrepartie une plus grande efficacité de l’action.

La troisième partie est consacrée aux difficultés pratiques de l’enquête sur ces « terrains » particulièrement sensible et aux dilemmes éthiques qu’elles soulèvent. Souvent assimilé au contrôle social particulièrement actif qu’ils subissent par les enquêtés - qui les confondent souvent avec la police, ou au mieux avec des éducateurs-, les chercheurs se sentent ainsi souvent en retour obligés pour « se dédouaner » de devenir bénévoles ou de nouer une relation poussée « à vie » avec certains informateurs dans une prétention à rester « humains » (partagée du reste avec les institutions...). Yann Benoist met ainsi en évidence la difficulté particulière qu’il y a à "objectiver" la population des sous-prolétaires par la photographie. Objectivation en fait ni possible et révélatrice d’une volonté inconsciente du chercheur d’atténuer ainsi les effets de sa forte implication émotionnelle, mais aussi d’une forme de domination subtile du chercheur sur les "enquêtés", qui ne s’y trompent pas en le menaçant parfois physiquement. Sylvain Aquatias propose pour sa part quelques réflexions quant à l’accès au « terrain » concernant ses propres enquêtes auprès de jeunes des "cités" (avec quelques considérations quelque peu cocasses quant à la façon de concilier consommation de cannabis et maintien de l’attention), soulignant notamment la nécessité d’une immersion dans la durée sur le terrain et le maintien de relations également durables avec certains enquêtés non dénuées d’un certain « malaise ». Psychologue clinicienne, Karine Boinot livre une des des contributions les plus riches de l’ouvrage tant elle explore en profondeur les contradictions auxquelles se confrontent les intervenant-e-s de toutes sortes qui se confrontent aux personnes "à la rue". A partir de son expérience de praticienne et de chercheuse dans diverses structures nantaises, elle propose une réflexion sur les processus de « contre-transfert » [15] que ne peut manquer de provoquer cette confrontation à l’altérité - et l’altération serait-on tenté d’ajouter. Elle décrit et analyse ainsi sans fards les différents états émotionels contradictoires par lesquels elle est elle-même passée, les apprentissages pratiques qu’elle a accumulés [16] : sensation d’être voyeur, intrus, mais aussi envahi, impliqué dans une relation intime non sollicité, oscillation entre compassion et mépris, peur et ennui, désir d’agir en "sauveteur" et impuissance. Bref, remise en cause profonde de soi et du sens de sa propre existence [17]. Autant de contradictions qui se réfractent au niveau institutionnel, dont l’auteure analyse ensuite brièvement l’insuffisance des moyens autant que les dysfonctionnements et la violence qu’elle exerce sur ceux qu’elle prétend prendre en charge [18]. Après cette "proximité", la distance est au contraire au cœur de la contribution de Maryse Marpsat, qui propose une réflexion méthodologique sur l’opportunité qu’il y a d’utiliser un blog de « sans-domicile » sur Internet comme matériau, en l’occurence celui de l’hawaïen Albert Vanderburg [19]. Véronique Chesneau, enfin, explique comment elle s’est retrouvé un peu par "accident" à travailler au Ghana sur les prostituées, terrain dont l’accès est monopolisé par les associations comme celle, chrétienne et promouvant une vision "abolitionniste" de la prostitution [20], « Aux captifs la libération » [21] où elle est devenue bénévole, et insiste sur la nécessité d’insérer cette « profession » dans la double-perspective de la division internationale du travail et des rapports de genre.

Le rapport entre les catégorisations sociales et scientifiques, et le risque permanent pour ces derniers de rester enfermer dans la « mise en forme du problème » des dominants, constitue l’objet de la quatrième et dernière partie. Anastasyia Ryabchuk revient ainsi sur les « bomji » équivalent approximatif du « SDF » français, pour mettre en évidence ce que cette dénomination charrie de représentations et souligner la nécessité de dépasser la description culturaliste de la pauvreté - qui tend à suggérer l’endogénéité de ses facteurs- pour replacer leur situation dans le contexte social plus large qui l’a produite, tandis que Marie Loison-Lerust revient sur l’émergence d’une typologie européenne des sans-abri (ETHOS) sous l’égide de la Fédération européenne des associations travaillant auprès des sans-abri (FEANTSA) et sur les apories et enjeux qu’elle soulève. Une bonne ouverture pour un ouvrage riche et « dérangeant », mais qui révèle également que les chercheurs ne peuvent s’abstraire totalement des contradictions qui traversent les institutions confrontées à cette question, cette main « gauche » de l’État - gauche aussi comme maladroite- et à ses euphémisations et tabous, ainsi que Daniel Tirolle l’a lui-même éprouvé dans ses recherches à propos de la difficulté à aborder la question de la mort avec des êtres « en décomposition » pour lesquels elle est déjà tellement présente qu’elle en devient comme obscène. Et parce qu’elle est aussi la voie privilégiée, sinon quasi-exclusive, de sortie, et d’une certaine façon la "vérité" de la condition d’"inutile au monde" - ou plus exactement au système productif actuel-, et des rapports socio-économiques qui concourent à le (re)produire.

NOTES

[1Voir Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Paris, Fayard/Actes Sud, 2003

[2Le savant et le populaire, Paris, Seuil, 1989

[3Le déni des cultures, Paris, Seuil, 2010

[4Voir Nicolas Duvoux, « Repenser la culture de la pauvreté. », La Vie des idées, 5 octobre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Repenser-la-culture-de-la-pauvrete.html

[5Certains individus ainsi désignés retournent d’ailleurs ledit stigmate en parlant des « avec domicile fixe »

[6Ce qui est faux d’un point de vue descriptif, puisque les intéressés s’efforcent par mille manières d’en obtenir un

[7Voir par exemple Stéphane Rullac, Critique de l’urgence sociale, Paris, Vuibert, 2006

[8Ce dernier étant lui-même dominé notamment par les travaux de Serge Paugam, auxquels les coordinateurs s’en prennent avec vigueur dans leur introduction

[9Où les associations caritatives sont « immergées comme toute entreprise dans une logique de captation des ressources et de marketing de la compétence en vue de les fidéliser » (p.229)

[10Voir notamment les travaux de Loïc Wacquant sur cette évolution : Les prisons de la misère, Paris, Seuil/Raisons d’Agir, 1999 ; Punishing the Poor : The Neoliberal Government of Social Insecurity, Durham, Duke University Press, 2009

[11Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995, p.72

[12Vies perdues. La modernité et ses exclus, Paris, Payot et Rivages, 2006 [2004], p.26

[13Paris, Seuil/Raisons d’Agir, 1991

[14Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978 [1965]

[15Que Yann Benoist définit précédemment d’après George Devereux comme "la somme totale des déformations qui affectent la perception et les réactions du chercheur envers l’observé" (p.244)

[16Comme le fait de ne pas demander de nouvelles d’une personne absente

[17"J’ai vu le décalage entre la situation et ce qu’elle crée chez moi, elle ordonne une certaine conduite ; une manière de sauvetage, mais ce n’est jamais l’autre que nous sauvons !", écrit-elle ainsi non sans lucidité (p.306)

[18Ce qui suggère une direction peu explorée ici concernant l’articulation entre la subjectivité des "travailleurs sociaux", formés ou non, et des rapports qu’ils cultivent à leur pratique avec la manière dont celle-ci est définie par leurs "supérieurs" hiérarchiques et autres bailleurs de fonds

[19Voir aussi son article, « Écrire la rue : de la survie physique à la résistance au stigmate », Sociologie n°1, 2010/1, pp.95-120

[20Voir Lilian Mathieu, La condition prostituée, Paris, Textuel, 2007

[21Surtout active à Paris, notamment autour de la rue Saint-Denis et du Bois de Boulogne. Voir leur site

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