Les années Trente, « années tournantes »1, montrent à quel point l’histoire est
contradictoire : des années de prospérité alternent avec des années de crise ; des visions
utopistes progressistes côtoient le retour réactionnaire aux « vraies » valeurs anciennes ; les
velléités internationalistes cohabitent avec la montée des nationalismes ; le pacifisme à toute
épreuve est contré par la conscience croissante de l’inévitabilité d’un deuxième conflit armé
et la nécessité de lutter contre le fascisme. A cette période trouble, les artistes se posent la
question de leur rôle social et de leur engagement politique. La question se pose avec
d’autant plus d’acuité que, depuis la fin du XIXe siècle, ils ont cherché à rendre l’art autonome,
à se libérer des contingences de l’histoire immédiate et de l’imitation de la réalité. Les
recherches formelles les plus révolutionnaires se sont opérées à cause de cette « autonomie »
de l’art, menant la plupart du temps à une distance vis-à-vis de la réalité politique. A la
charnière des deux conflits mondiaux, face à la montée du nazisme et du fascisme, face à la
réalité du régime stalinien, face à la guerre d’Espagne, les artistes « s’attaquent » à cette
aporie de l’art moderne qui oppose liberté créatrice et message idéologique. Ils prennent
position, s’engagent, résistent. Toutefois, leur attitude n’est ni univoque ni unanime.
Pour certains, la résistance consiste justement dans la préservation de la liberté
personnelle et de l’indépendance apolitique de l’art. En 1936, Raoul Dufy clame, avec une
sincérité presque insoutenable au vu des événements futurs, l’indifférence sociale : « Si j’étais Allemand et que je dusse peindre le triomphe de l’hitlérisme, je le ferais, comme d’autres,jadis, ont traité, sans la foi, des sujets religieux2. » De même, un peu plus tard, le porte-parole de l’association des Artistes abstraits américains (AAA) créée en 1937, George L. K. Morris rappelle aux artistes que leur devoir est de faire, dans ces temps de guerre, une peinture d’imagination3. L’Allemande Leni Riefensthal qui participe à la propagande nazie conservatrice avec des films techniquement avant-gardistes, demandera que ses oeuvres soient reconnues exclusivement comme des créations plastiques4. Et que dire de ceux qui nourrissent, avec autant de sincérité que Dufy, l’espoir que le Führer ou le Duce vont
reconnaître l’art moderne ? Cet espoir anime les activités futuristes orchestrées par Tommaso
Filippo Marinetti ainsi qu’Oscar Schlemmer, professeur au formellement très progressiste
Bauhaus, qui envoie à Joseph Goebbels en 1933, année de la fermeture du Bauhaus, une lettre
où il tente de défendre les artistes qualifiés de « dégénérés » par le régime nazi : « Les artistes sont au plus profond de leur être apolitiques et il faut qu’ils le soient parce que leur royaume n’est pas de ce monde. C’est toujours l’humanité qu’ils ont en tête, la totalité à laquelle ils doivent être attachés5. »
A cela s’opposent les cris de Pablo Picasso - « La peinture [est] un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi »6 - et de Joan Miró - « Il n’y a plus de tour
d’ivoire7 ». Comme eux, nombreux sont les créateurs qui réalisent que, dans ce contexte,
aucune production artistique ne saurait être anodine. La Maison de la Culture à Paris
inaugure la « querelle des réalismes » (Louis Aragon, André Malraux, René Crevel et Jean
Cassou en 1934-1935 et puis les Cahiers d’art en 1939) prônant un art engagé lisible, réaliste, anecdotique, accessible à tous, condamnant de manière sous-jacente les peintres abstraits. Le chef surréaliste André Breton entreprend une action commune avec Leon Trotsky exilé au Mexique : ils fondent la Fédération Internationale pour un Art Révolutionnaire Indépendant et rédigent un manifeste qui définit la situation actuelle de l’art comme intolérable et qui postule que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nouvelle culture. De même, le muralisme mexicain - engagé, réaliste et monumental - atteint son apogée dans les années trente avec Diego Rivera et David Alfaro Siqueiros. En Allemagne, les photomontages de John Heartfield et la satire de George Grosz, tous deux membres du parti communiste,dénoncent explicitement la montée du nazisme. On peut inclure dans cette catégorie le photoreportage humaniste qui, extirpant des images sur le vif, montre par des clichés anecdotiques et accessibles comment les événements politiques s’impriment dans la vie des hommes.
D’autres artistes, notamment ceux proches du surréalisme, résistent par un art plus
personnel, reflétant sur un mode métaphorique l’irrationalité du monde - les monstres de
Miró, les machines éruptives inquiétantes de René Magritte, les chimères de Max Ernst. Il y a
aussi le cas Guernica, où Picasso, par une synthèse efficace, trouve une solution à l’aporie moderne opposant liberté créatrice et message politique. Ces questions se posent aussi aux artistes américains : quelques-uns tentent de rendre compte, de manière moderne et nonconventionnelle, de leur engagement international et universel dans une Amérique trop repliée sur la création-narration de ses mythes propres. Autre possibilité - les artistes
travaillant en Italie fasciste ou en Allemagne nazie s’engagent par la satire déguisée : les
allégories érotiques ou bibliques de Renato Guttuso ou de Mario Mafai, les caricatures aux
notes classicisantes d’Otto Dix et de Rudolf Schlichter. Les paysans dépités de Kazimir
Malevitch en URSS nous renseignent sur le désespoir des révolutionnaires, anarchistes et
trotskystes, confrontés à la terreur stalinienne. Il y a aussi le silence, souvent ambigu. Le Départ de l’Allemand Max Beckmann qui s’obstine à en nier la métaphore politique, les photoreportages au conformisme imposé du russe Alexander Rodchenko, les dessins de Paul
Klee affligé par son exil forcé hors de l’Allemagne. Or, l’exil est également une manière de résister. Orchestré, certes, à la fin des années trente par le gouvernement américain qui veut récupérer les grands noms de la culture européenne, l’exil sauve d’une mort certaine des créateurs plus ou moins affirmés.
Le numéro de Dissidences dédié à l’art des années trente reviendra sur la question de
l’engagement et de la résistance. Nous avons proposé ici quelques pistes de réflexion, mais
nous sommes ouverts à d’autres qui aideront à explorer la complexité de cette question. Il
n’y pas de limite géographique ni de restriction de forme - des propositions concernant la peinture, la sculpture, l’architecture, le design, le graphisme, la photographie, la littérature, le théâtre, les revues, le cinéma, dans tous les pays sont les bienvenues. En essayant d’éviter les représentations manichéennes et des jugements trop faciles après-coup, nous nous arrêterons sur la difficulté de l’engagement à une époque hantée par le fantôme du massacre de 1914-1918 comme par l’ombre des régimes fascistes ou staliniens. Pour ces artistes, comme pour toute personne si peu concernée soit-elle par l’actualité, la difficulté première était de
comprendre en temps réel les lourds enjeux historiques. Pour beaucoup et jusqu’au dernier
moment, il était inimaginable qu’une seconde guerre mondiale ait lieu, tout comme il était
impossible d’envisager les camps d’extermination nazis. On trouve dans les oeuvres les hésitations, les doutes, les angoisses, les espérances et les attentes de cette décennie qui fait ressortir avec relief la question de la responsabilité du créateur enivré par les images et flatté par leur efficacité. Quel est l’impact de ces images ? L’artiste peut-il en prévoir toutes les
implications ?
1 Daniel-Rops, Les Années tournantes, Paris, Éditions du Siècle, 1932.
2 Raoul Dufy, « Où va la peinture ? », La Querelle du réalisme (1936), Paris, Cercle d’Art, 1986, p. 251.
3 Cité dans Eric de Chassey, « Les artistes américains contre la guerre et le fascisme », » dans Face à l’histoire, Paris, Editions du centre Pompidou, 1996, p. 125.
4 Günter Metken, « Face aux dictatures : opportunisme, opposition et émigration intérieure » dans ibid., p. 85.
5 Lettre de Schlemmer à Goebbels, 25 avril 1933. Cité dans Karin von Maur, « Oskar Schlemmer et son combat pour la “précision de l’idée” », Oskar Schlemmer, Marseille/Paris, Musée Cantini/Réunion des musées nationaux,
1999, p. 18.
6 Picasso interviewé par Simone Téry dans Les Lettres françaises, 24 mars 1945.
7 Joan Miró, « Déclaration », Cahiers d’art, 1939, repris dans J. Miró, Ecrits et entretiens, présenté par M. Rowell, Paris, galerie Daniel Lelong, 1995, p. 176.
Proposition de contribution (accompagnée d’une présentation de l’auteur, du titre de l’article
et d’un résumé) à adresser le plus tôt possible à : Iveta Slavkova otiphanta@yahoo.com
et Vincent Chambarlhac v.chambarlhac@wanadoo.fr
La version finale de l’article sera à remettre au Comité de rédaction pour juin 2010.
La contribution devra compter 30 000 signes maxi (avec espaces, notes et bibliographie).
Elle devra respecter les normes typographiques suivantes : http://www.dissidences.net/documents/consignes.pdf
La publication du volume n°9 de Dissidences aura lieu en octobre 2010
Pour de plus amples informations : www.dissidences.net