Par Stéphane Lembré [1]
À n’en pas douter, un autre sous-titre de cet ouvrage tiré d’une thèse de doctorant en sciences de l’éducation soutenue en 2008 aurait évoqué l’éloge de la complexité. Non que le style et les analyses soient obscurs, bien au contraire. Le mérite principal de Frédéric Mole est plutôt d’avoir restitué la complexité des débats et des controverses autour de l’enseignement primaire dans cette période trop rapidement qualifiée de Belle Époque et surtout trop souvent laissée dans l’ombre de l’impulsion des pères fondateurs de l’école républicaine. L’enjeu n’était pas mince, car il s’agissait de manier des notions importantes et discutées comme la laïcité, l’émancipation, la solidarité ou encore l’égalité. L’auteur choisit d’aborder ces notions par l’étude fine de stratégies discursives, grâce à « une histoire des débats et des controverses, en tant qu’ils constituent un matériau pour la lecture et l’interprétation des problèmes et des contradictions auxquels les acteurs sont confrontés ainsi que des stratégies qu’ils mettent en œuvre pour les surmonter » (p. 19-20), à partir d’un corpus constitué des écrits de responsables politiques (Jean Jaurès, Ferdinand Buisson notamment) et syndicaux (M. T. Laurin - alias Marius Tortillet -, Pierre Duffrenne, Albert Thierry ou Émile Devinat).
Le choix chronologique et méthodologique appelle quelques remarques. La période envisagée, courte, est marquée par l’enchevêtrement de crises dans lesquelles l’auteur décèle à la fois des interrogations et les jalons de réformes décisives pour l’avenir de l’école républicaine. La méthode consiste à interpréter et croiser des prises de position, des argumentations, des débats. Deux bornes sont par conséquent acceptées par l’auteur, sur lesquelles la démonstration bute d’ailleurs parfois : la « tension permanente entre idéal proclamé et école réelle » (p. 327), certes repérable dans les textes cités, aurait sans doute justifié de confronter les discours aux évolutions variées des écoles primaires. Il ne s’agit pas tant d’opposer les discours et les pratiques, opposition dont on peut à bon droit récuser l’étanchéité, que de vérifier les relations entretenues entre les débats et les constats réalisés par les instituteurs dans leurs classes. La résonance du débat sur la coéducation dans les questions de mixité entraîne ainsi le lecteur à constater, comme l’auteur, qu’ « il resterait à rechercher précisément dans quelle mesure et sous quelles formes des pratiques de coéducation ont pu se développer illégalement à partir de 1905, quelles difficultés les institutrices et les instituteurs ont alors rencontrées et en quels termes ils ont essayé de justifier ces pratiques. » (p. 184). Bien sûr, l’ampleur des textes qu’il fallait manier interdisait de procéder systématiquement à la confrontation avec les pratiques locales, fût-ce en ne convoquant que quelques exemples. Néanmoins, ce choix méthodologique assumé induit quelques limites pour l’évocation intéressante de l’école des producteurs (chapitre 8). Il s’agit bien « de savoir jusqu’à quel point l’école primaire peut intégrer des formes de culture professionnelle et si elle doit ou non comporter une visée professionnelle » (p. 225).
La contradiction éventuelle entre adaptation et émancipation repose sur la notion de milieu, qui aurait peut-être elle-même mérité des contours plus précis ; l’étude des discours, et l’insistance justifiée sur « les emprunts, les détournements, les brouillages idéologiques » (p. 227) que suscitent ce thème où les conservateurs rejoignent parfois les syndicalistes révolutionnaires, sous-estiment sans doute les pressions économiques en faveur de cette adaptation au milieu, qui aurait impliqué de mobiliser les prises de position de chambres de commerce ou de syndicats patronaux. Assurément, c’est sur l’idée de « la présupposition d’une prévisibilité sociale et professionnelle » (p. 229) que cette pression achoppe en ce qui concerne l’enseignement primaire, mais l’attention portée aux pratiques locales (avec les écoles de dessin ou l’apprentissage dentellier, pour ne prendre que deux exemples) incite à penser que si l’institution scolaire suit la thèse générale selon laquelle « il faut adapter l’enseignement à l’enfant et au milieu, [ce qui] ne revient pas à dire qu’il faille adapter l’enfant aux métiers locaux » (p. 232), des compléments locaux sont apportés à cette entreprise, perceptibles sous l’angle des besoins locaux.
L’autre écueil est chronologique, puisqu’il s’avère particulièrement délicat de comprendre les discussions de l’époque sans connaître les positions d’un Condorcet ainsi que l’histoire de cette école de Jules Ferry, celle des débuts de la Troisième République, dont le prestige fondateur a souvent masqué les évolutions antérieures à la Première Guerre mondiale. De ce point de vue, l’auteur procède à des mises en perspective historique stimulantes, qui lui permettent de ne pas s’éloigner de sa période d’étude, mais conduisent parfois à des évocations un peu rapides - les rouages du « modèle scolaire républicain » dont l’auteur analyse la remise en question auraient peut-être mérité d’être davantage démontés, et supposent, à défaut, de solides connaissances du lecteur.
Sans prétendre retracer l’ensemble du cheminement de cet ouvrage très riche, on se bornera à noter que la question qui l’anime est posée d’emblée : « L’idéal laïque devait-il trouver sa réalisation ultime dans une éducation du citoyen affranchie des dogmatismes religieux, ou bien enveloppait-il aussi la promesse de nouvelles formes d’émancipation de nature sociale ? » (p. 11) Cette forte interrogation trouve des réponses à trois niveaux successifs : les trois parties sont consacrées aux crises du modèle scolaire, aux crises de la culture scolaire et au thème de l’école unique envisagé à l’intersection de l’école et de la société. Sont ainsi bien restitués les débats sur la manière dont l’éducation morale peut être dispensée avec le savoir critique qu’elle suppose, sur la difficulté pour les instituteurs à concilier le devoir de réserve que suppose l’enseignement laïque et l’encouragement à l’esprit critique des élèves que suggère l’idéal laïque (p. 100), à travers l’enseignement de l’histoire (chapitre 4) et les critiques syndicalistes de l’éducation civique et morale (chapitre 5). Toujours, l’auteur s’efforce de ne pas simplifier les positions syndicales, d’en montrer souvent le caractère composite, voire divergent et contradictoire. Cet objectif qui consiste à parcourir la gamme des positions et des analyses syndicales, qui parcourt l’étude, est un point fort ; que l’on retrouve dans l’étude des positions variées qui constituent la « préhistoire » de l’école unique (troisième partie).
La figure qui guide Frédéric Mole, au-delà des multiples syndicalistes et hommes politiques convoqués, est celle de Ferdinand Buisson. Soucieux de repérer différents niveaux de lecture dans les innombrables interventions du maître d’ouvrage du Dictionnaire de pédagogie, l’auteur rappelle qu’« en 1902 Buisson ne peut plus être désigné exclusivement, à partir de son passé, comme le « principal organisateur de l’enseignement primaire en France », mais comme un théoricien et acteur de sa transformation » (p. 108). Ferdinand Buisson est placé à l’intersection du radicalisme et du socialisme, toujours en pointe sur les dossiers les plus discutés concernant l’école, à rebours de toute immobilité intellectuelle et doctrinale. Ajoutée à l’analyse fouillée de la position de Jaurès sur les questions scolaires, cette étude du rôle de Ferdinand Buisson après l’exercice de sa fonction administrative éminente est nécessaire. Elle est complétée par celle des débats et de l’action des instituteurs syndicalistes en matière de science de l’éducation (chapitre 7), qui conduit à insister sur la pluralité des discours non seulement légitimes, mais également pertinents et soucieux de débouchés pratiques, sur l’école laïque.
Cette étude est donc très intéressante pour qui s’intéresse aux évolutions de questions centrales dans l’histoire de l’école républicaine, de la mixité au syndicalisme en passant par l’éducation civique et morale ou la tension entre culture scolaire désintéressée et adaptation au milieu. De même, on se réjouit de (re)découvrir des textes et des prises de position qui témoignent d’une période riche en réflexions et en débats, dans lesquels on se perdrait assez facilement sans l’habit de guide qu’endosse habilement l’auteur.