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L’économie ordinaire entre songes et mensonges

Un ouvrage de Gilbert Rist (Presses de Sciences-po, 2010, 250 p., 16€)

publié le jeudi 3 juin 2010

Domaine : Anthropologie , Economie , Histoire , Philosophie

Sujets : Politique , Economie

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Par Igor Martinache

Certes, la critique du modèle néoclassique dominant dans la théorie économique n’a rien de très original [1]. Au contraire, les faits seuls s’en chargent serait-on tenté de dire. Et pourtant, celui-ci semble toujours aussi bien se porter. Alors chaque nouvelle pierre visant à en démontrer les absurdités est-elle toujours bienvenue. Et celle que propose Gilbert Rist dans cet ouvrage présente en plus le mérite d’allier une profondeur anthropologique à une certaine facilité d’accès, alors on ne boudera pas notre plaisir. Auteur déjà d’une étude généalogique et démystificatrice de la notion de « développement » [2], Gilbert Rist s’emploie donc ici à démonter les uns après les autres les concepts et présupposés plus ou moins explicites sur lesquels s’appuient cette théorie « standard » [3].

Il commence par développer un certain nombre de considérations épistémologiques, rappelant utilement avec Einstein que « c’est la théorie qui décide ce que nous sommes en mesure d’observer ». Or, la « science » économique repose précisément sur un ensemble dense d’hypothèses et présupposés qu’il s’agit de tenir pour vraies alors que la plupart des études anthropologiques et historiques ont montré à quel point elles étaient éloignées des pratiques concrètes. En substance, pour les tenants de la théorie économique dominante, il existe une « nature humaine » qui conduit chacun à agir « de manière uniforme et invariable à travers les âges et les sociétés » (p.25), bref, indépendamment du contexte. Or, loin d’incarner de tous temps des « individus » ne cherchant qu’à maximiser leurs profits et minimiser leurs peines, les êtres humains voient au contraire leurs comportements partout largement orientés par un certain nombre de valeurs partagées, elles-mêmes fonction de la collectivités à laquelle ils appartiennent. L’homo economicus, calculateur rationnel cher à la doxa « économique » représentant du reste bien davantage l’un de ces modèles normatifs qu’une vérité anthropologique. 

Une fois ces préalables posés, Gilbert Rist s’intéresse à la constitution de la discipline économique en l’envisageant comme l’objet d’une mobilisation d’un groupe spécifique visant à faire reconnaître le caractère de « science » à leur pratique - au-delà des divergences de points de vue entre eux. Il montre alors le rôle déterminant de la physique, et plus exactement de la mécanique, dont l’économie théorique a repris le premier principe de la thermodynamique - qui postule la conservation de l’énergie dans un système clos [4], tout en omettant, à l’instar de la physique newtonienne, le second, non moins décisif, selon lequel dans un même système, l’énergie « utile » décroît de manière irréversible pour se transformer en « désordre », ce que l’on désigne aussi par la croissance de l’entropie. Cet oubli de l’irréversibilité - qui se traduit par la formalisation d’un circuit économique « hors sol »- est ainsi fondamental pour comprendre l’incapacité des économistes jusqu’à aujourd’hui à prendre en compte sérieusement les enjeux écologiques. L’absence de changement réel de paradigme [5]au sein de la « science » économique depuis ses « origines » [6] constitue un autre indice de la défaillance de « scientificité » de cette discipline selon l’auteur.

Celui-ci revient ensuite sur la figure de l’homo oeconomicus et les apories des notions largement tautologiques - parce que définies a posteriorides actes dont elles sont censées rendre compte - de « rationalité » ou d’ « utilité » qui en sont au fondement, non sans noter que « tout est fait pour sauver le modèle de base en le complexifiant » (p.55). L’individu lui-même est une construction intellectuelle, comme il le rappelle [7], ainsi que suffit à le montrer un détour par d’autres cultures. « Considérer l’individu comme libre, autonome et autosuffisant est une aberration : chacun n’existe que dans le regard de l’autre et dans sa relation à l’autre - sans oublier que les rapports sociaux (et les réseaux sociaux) sont aussi des relations de pouvoir » (p.67). En d’autres termes, un tel postulat ne constitue pas moins qu’une dénégation du lien social [8].

Gilbert Rist présente ensuite de manière très pédagogique la conception anthropologique de l’échange, bien plus riche que la réduction marchande que la « science » économique lui administre, en revenant notamment sur la fameuse triple-obligation du « donner-recevoir-rendre » mise en évidence par Marcel Mauss [9], que l’ordre marchand tend à retourner en « prendre-refuser-retenir » selon Alain Caillé [10]. Il revient ensuite sur l’« imaginaire de la rareté » qui est au principe même de la pensée économique, en montrant notamment que celle-ci en amalgame différentes formes, notamment la rareté-finitudeet la rareté-pénurie, la première étant d’ordre naturel et la seconde artificiel, en les rabattant sous cette dernière. Cela conduit notamment à négliger la question du ménagement et de l’entretien des fonds nécessaire à la perpétuation des flux, comme l’illustrent les cas de la disparition des abeilles ou de l’épuisement des réserves halieutiques - notamment, mais pas seulement les célèbres « thons rouges », sans parler de la déforestation qui fait fi des innombrables services écologiques - pour beaucoup méconnus- rendus par les forêts.
Gilbert Rist rappelle aussi opportunément que l’enrichissement est passé, avec l’extension de la logique de marché, de l’ordre du proscrit à celui du prescrit, tandis que l’hypothèse de rareté tend à devenir auto-réalisatrice sous deux formes paradoxales : l’entretien d’un sentiment de frustration permanente pour entretenir la consommation et l’épuisement des ressources renouvelables.

La sainte-trinité de l’ordre marchand, à savoir l’ « utilité », l’ « équilibre » et surtout la « croissance » [11], est ensuite passée au crible de l’analyse socio-historique en autant de chapitres, avant que ne soit présentée l’ « objection de croissance » trop souvent caricaturée, et déjà envisagée par John Stuart Mill, comme le révèle un extrait de ses Principes d’économie politique (cité p.189). L’auteur, qui semble incontestablement favorable à cette dernière, n’en rappelle pas moins l’hétérogénéité, et même l’important dissensus qui règne parmi ses partisans. S’il s’agit de ne pas la réduire benoîtement à l’idée de « croissance négative » de la production - d’où le fait que Serge Latouche préfère le concept d’a-croissance-, elle rappelle cependant une idée simple, c’est que la croissance qui obsède actuellement économistes et « responsables » politiques de tous bords est à l’origine de l’accélération d’une décroissance bien réelle : celle des ressources naturelles, et de la dégradation générale des conditions d’existence - ce qui n’est pas sans recréer paradoxalement de nouveaux marchés (autrement dit gisements de profits pour quelques-uns) pour l’accès à ce qui était auparavant gratuit et abondant (air et eau purs, calme, etc.). Elle pointe également notre dépendance croissante à un nombre également grandissant de prothèses techniques, et finalement, l’objection de croissance, loin de constituer une théorie unifiée et définitive, se présente d’abord comme une invitation à se poser un certain nombre de questions aussi fondamentales qu’évacuées du débat public, et « explorer de nouvelles voies pour regagner [notre] autonomie par rapport aux contraintes du système » (p.178), en refusant notamment la réduction du citoyen au consommateur. Ni utopie, ni seulement « petits gestes » surtout destinés à se donner « bonne conscience », l’objection de croissance se situe donc dans le spectre d’inventions collectives qui peut être ouvert à conditions de s’affranchir de certaines œillères posées par la doxa économique. La « science » économique constitue pour Gilbert Rist - et bien d’autres [12]- la véritable religion de notre temps, au sens durkheimien de cette notion. C’est-à-dire qu’elle n’implique pas la conviction personnelle en l’existence d’être surnaturels, mais « elle condense, d’une certaine manière, tout ce à quoi l’on « doit » croire à l’intérieur d’une société donnée, simplement parce que tout le monde y croit » (p.186). S’il ne faut donc pas sous-estimer sa dimension intégratrice, elle s’est également imposée par sa capacité à entremêler son vocabulaire avec le langage courant, ainsi que par le développement, comme toute religion, d’une auto-immunisation, qui l’affranchit de toute confrontation avec la réalité empirique.

Se pose ainsi la question des alternatives, et en la matière, l’auteur remarque que de nombreuses théories « hétérodoxes » restent en fait prisonnières des mêmes postulats que ceux de la théorie néoclassique, comme le révèle la formalisation d’un certain nombre de critiques internes. La vraie question est ainsi celle de la frontière entre « l’hétérodoxie tolérée et l’hérésie condamnée »(p.198). Il s’agit ni plus ni moins que de fonder un nouveau paradigme - ceque l’auteur ne prétend pas faire ici-, qui commence par la reconnaissance du caractère réducteur, abstrait, mais aussi normatif -et même impérialiste vis-à-vis des autres sciences sociales- de la « science » économique actuelle pour reprendre les questions économiques « par l’autre bout », autrement dit en examinant tout ce que cette dernière laisse dans l’ombre, comme les motifs du culte de la croissance et ses conséquences sociales et écologiques, l’irrationalité des comportements ou encore la confusion qu’introduit la monnaie entre des formes radicalement distinctes de biens et services. Bref, le chantier est de taille, et la lutte - car il s’agit bien d’un enjeu éminemment politique- de taille. Mais ce petit ouvrage a le mérite d’en poser quelques jalons stimulants. A défaut d’être véritablement novateur, il constitue une bonne et ample synthèse, largement accessible, et à ce titre, on ne peut que souhaiter qu’il soit largement lu... et débattu [13].

NOTES

[1Outre l’ouvrage incontournable de Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines économiques et politiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 [éd.or. : 1944], on pourra renvoyer également à celui, quelque peu ardu, de Jacques Sapir, Les trous noirs de la science économique, Paris, Albin Michel, 2000. Voir enfin la récente petite fable de Laurent Cordonnier, aussi réjouissante qu’instructive, L’économie des Toambapiks, Paris, Raisons d’Agir, 2010

[2Que l’on oppose parfois à tort à la « croissance », comme s’il était son envers positif. Voir Le développement, Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 2007 [1ère éd. : 1996]

[3Non sans prendre le soin de préciser au préalable que cette « science normale » à laquelle il s’attaque correspond avant tout à la vulgate « quotidiennement distillée par la presse, la radio et la télévision pour justifier les délocalisations d’entreprise, les fluctuations de la Bourse, les vertus de la croissance, les réductions des dépenses publiques, l’augmentation des prix et la stagnation des salaires » (p.16-17). Voir aussi Frédéric Lebaron, « La construction de l’opinion économique par les médias », Acrimed, 1er juin 2001et, en guise d’illustrations, Mathias Raymond, « Journalisme et fétichisme : les « marchés financiers » », Acrimed, 25 mai 2010

[4Le fameux « rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme » de Lavoisier

[5Voir sur cette question l’ouvrage fondateur de Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983 [1962]

[6Si tant est que celles-ci puissent être exactement retracées

[7Voir aussi Miguel Benasayag, Le mythe de l’individu, Paris, La Découverte, 1998

[8Conformément au fameux aphorisme de Maragaret Thatcher : « There is no such a thing as Society » (entretien pour le Women’s Own magazine, 31 octobre 1987)

[9Voir Essai sur le don, Paris, PUF, 2007 [1ère éd. : 1923]

[10Dé-penser l’économique. Contre le fatalisme, Paris, La Découverte/Mauss, p.17, cité p.88

[11Pourtant absente du vocabulaire des économistes « classiques », qui prévoyaient au contraire l’avènement inéluctable d’un état « stationnaire » du fait de la décroissance des rendements

[12Voir notamment Frédéric Lebaron, La croyance économique. Les économistes entre sciences et politique, Paris, Seuil, 2000

[13Gilbert Rist vient en effet lui-même s’inscrire en faux par endroits, non pas contre les seuls tenants de l’économie néoclassique, mais aussi vis-à-vis de certaines hétérodoxies, d’altermondialistes défenseurs du « développement » et critiques de la décroissance (comme Jean-Marie Harribey), et même par rapport à certains pans des écrits de Marshall Sahlins

Note de la rédaction

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