Par Emilie Saunier [1]
Poursuivant leur projet initié au début des années 2000 de dresser un état des lieux des inégalités en France et de leurs évolutions au cours du temps [2], Louis Maurin et Patrick Savidan [3] ont réuni des spécialistes en économie, sociologie, statistique, droit et philosophie afin de proposer, dans une approche critique des « chiffres officiels » et des discours publics, un panorama des données statistiques sur ce sujet. Dans une première partie, des données sont présentées en treize chapitres présentant l’état des inégalités en France par domaines (revenus, emploi, éducation, etc.), par déterminants sociaux (origine et catégories sociales, sexe, âge et génération, etc.), ou bien encore à travers des enquêtes internationales (Europe, Monde). Dans la deuxième partie, seize contributions en étayent et interprètent certains points ; quelque fois, elles discutent les actions étatiques menées pour réduire les inégalités ou en préconisent de nouvelles. Ces quelques trente chapitres sont impossibles à synthétiser en tant que tels. Aussi, après avoir dressé un premier bilan des inégalités en France, nous ferons une présentation synthétique, et par domaine, de l’état des inégalités, en articulant l’ensemble des données de la première partie aux analyses proposées par la deuxième.
Dans notre société différenciée, « segmentée » (A. Bihr et R. Pfefferkorn), les manières de penser, d’agir et de sentir dans divers domaines (la consommation, la santé, la scolarisation, etc.) varient selon les différents groupes sociaux. Et ce, non pas seulement du fait de niveaux de vie dissemblables mais également parce qu’elles sont orientées par diverses échelles de valeurs, expliquent Alain Bihr et Roland Pfefferkorn ainsi que Martine Gayral-Taminh, Jenny Duchier et Jean-Olivier Mallet dans leurs contributions respectives. Mesurer des inégalités, ce n’est donc pas rechercher l’égalitarisme ni simplement observer des différences (Maurin et Savidan le précisent bien en introduction) mais mesurer l’inégale répartition des ressources matérielles, sociales, politiques et symboliques. Sur ce point, la tendance générale est caractérisée par certaines améliorations : on observe depuis les années 1970 une démocratisation de l’accès au savoir à travers un allongement de la scolarité, un accès plus important aux biens de consommation et à la culture ainsi qu’une croissance globale des dépenses culturelles dans le budget des ménages français. Les progrès croissants de la France en matière de soins et de santé la positionnent comme un des meilleurs systèmes au monde. On observe également une diminution de l’écart des salaires entre les hommes et les femmes, une baisse du chômage ainsi qu’une stabilisation des inégalités de revenus et de la pauvreté. Enfin, depuis les années 1970, la qualité du logement a augmenté : l’Insee indique que seulement 3% de la population serait logée sans confort (pas d’installation sanitaire, ni de chauffage) en 2002, contre 39% en 1973. Néanmoins, en rester à ce niveau d’analyse empêche d’observer d’autres formes d’inégalités, qui se reproduisent et se recomposent, devenant par conséquent moins lisibles. Selon Bihr et Pfefferkorn, les inégalités forment un système qui conduit à des « cumuls d’avantages ou de handicaps » (p.263) au profit ou au détriment de certaines catégories (les mêmes) par rapport à d’autres, aboutissant à une « polarisation entre la base et le sommet de la hiérarchie sociale » (p.263). On remarque par exemple au niveau statistique une tendance des ouvriers immigrés vivant dans le Nord de la France à cumuler des difficultés économiques, à quitter plus tôt l’institution scolaire et à avoir une espérance de vie moindre que celle des cadres.
Philippe Coulangeon précise que toutes les formes d’inégalités n’ont pas toutes et au même moment le même poids, ni les mêmes effets, au sein de la société. Il constate, au cours du temps, une relative dévalorisation du caractère distinctif du capital culturel porté jusqu’alors par des élites lettrées d’une part, et la formation de nouvelles élites qui valorisent d’autres types de ressources, à savoir l’accumulation des revenus et du patrimoine, d’autre part.
Si l’on compare l’ensemble des données avec l’Europe et le reste du monde on observe sans grande surprise de très fortes disparités en fonction des pays et des régions du globe. Celles-ci tendraient d’après Thomas Pogge à s’intensifier du fait de la tendance des pays riches et influents à défendre et renforcer leurs intérêts. Julien Damon explique que les écarts entre revenus et la pauvreté monétaire observés en France est moindre que dans d’autres pays européens. A l’échelle mondiale, les inégalités de situations s’organisent encore autour d’un axe Nord/Sud qui invite, selon l’auteur de cette note Pascale Delhaye, à ne pas « tomber dans le piège d’une dramatisation » concernant la situation de la France.
La suite de l’ouvrage dresse un état des lieux des inégalités par domaines, en commençant par les inégalités de revenus et de patrimoine. Des écarts de revenus persistent en fonction de plusieurs facteurs que développe Jérôme Nguyên : notamment la PCS (le revenu disponible mensuel des ménages est quatre fois plus grand pour les chefs d’entreprise que pour les ouvriers non qualifiés), le sexe (depuis le milieu des années 1990, le rattrapage des salaires féminins s’est interrompu) et la région d’habitation (l’Ile de France et son pourtour étant, à l’opposé du Nord et du Sud de la France, les régions où les revenus sont les plus élevés).
Jérôme Nguyên et Jean Gadrey soulignent l’importance de la prise en compte du revenu du patrimoine dans le calcul des inégalités de revenu. Son absence aboutit à observer une stagnation des inégalités de revenu depuis le milieu des années 1980, après une forte baisse dans les années 1970. A l’inverse, sa prise en compte depuis peu par l’Insee permet de voir une hausse des inégalités du fait d’une augmentation de plus de 10% des revenus du patrimoine pour les 5% les plus aisés, contre 3% pour les 10% les plus démunis. Cela amène Camille Landais à étudier l’évolution des très hauts revenus (qui sont surtout composés des revenus du patrimoine) et leurs effets sur les inégalités. Travaillant à partir des sources fiscales brutes, elle a observé une croissance de 42.6 % des revenus des dix millièmes des foyers les plus riches (notamment favorisée par la politique fiscale), alors que pour 90% des foyers, cette hausse est de 4.6 %.
Si, entre les années 1970 et 1990, la pauvreté monétaire s’est stabilisée, Gadrey précise que dans un contexte de croissance démographique, cette stabilité correspond à une augmentation (faible mais continue) du nombre de pauvres depuis 2002. Selon les critères européens (seuil à 60% du revenu médian), il y aurait 7,9 millions de personnes pauvres en France en 2006, soit un ménage sur huit [4]. La pauvreté aurait « changé de visage » (Nguyên), touchant désormais les plus jeunes qui n’ont pas de diplômes (23%), les actifs et les chômeurs mal indemnisés.
L’analyse de la pauvreté par les conditions de vie complète celle de la pauvreté monétaire. Elle permet de voir que celle-ci touche davantage les ménages immigrés [5] (15% sont au dessous du seuil de pauvreté contre 5,6% des ménages non-immigrés) ainsi que les familles monoparentales. Elle s’est également, explique Julien Damon, urbanisée et concentrée. Une mesure a été mise en place en 2008 pour aider les ménages au sein desquels une personne au moins exerce un emploi mais dont les revenus ne dépassent pas le seuil de pauvreté : le Revenu de Solidarité Active [6]. Denis Clerc en expose ses principes et ses limites. Il en discute aussi les fondements philosophiques, qu’il estime discutables, car le RSA ne s’adresse qu’aux « pauvres qui travaillent » et évacue la question des inégales ressources matérielles (l’éloignement, la garde des enfants, la santé physique, etc.) permettant d’occuper un emploi.
La suite de l’ouvrage s’intéresse aux inégalités devant l’emploi. Le ministère du Travail estime que 3,1 millions de Français (hors DOM) étaient chômeurs en 2008. Nguyên observe que les individus ne sont pas égaux face au risque de chômage ou de déclassement : occuper un emploi dans la fonction publique (ou y être associé), avoir un certain niveau de formation et appartenir à un grande entreprise peuvent les protéger. L’accès au marché du travail (au début ou en cours de trajectoire professionnelle) dépend de plusieurs variables. En 2005, le chômage touche moins les cadres que les ouvriers. Par ailleurs, comme le note M. Maruani et M. Meron, les femmes ont actuellement quatre fois plus de temps partiel subi que les hommes, accèdent moins à des postes de direction, connaissent davantage le chômage, et leur taux d’activité diminue lorsqu’elles ont deux ou trois enfants - et ce, surtout si elles sont peu diplômées. Le fait d’avoir un handicap augmente par deux la possibilité d’être au chômage et ceux qui obtiennent un emploi travaillent souvent dans les secteurs les moins qualifiés. Enfin, le chômage touche 19,1% des moins de 25 ans d’après une enquête de l’Insee de 2007 et les jeunes ont souvent des emplois plus précaires. On observe également des disparités dans les conditions de travail. Florence Jany-Catrice a montré que les métiers de services à la personne, aux conditions de travail difficiles (emplois à durée courte, situations de gré à gré, multitudes de lieux de prestations, etc.) sont surtout occupés par des femmes. Quant à sa pénibilité (bruit, position debout, répétition d’un même geste...), elle touche davantage les ouvriers non qualifiés et agricoles.
En matière d’éducation, l’allongement de la scolarité observé depuis les années 1970 ne profite pas à tous dans les mêmes proportions : les 10% qui quittent le plus tardivement l’institution scolaire sont scolarisés 2,2 années de plus entre 1988-1989 et 1998-1999 alors que les 10% qui la quittent le plus tôt sont scolarisés seulement 1,2 année supplémentaire sur la même période. A travers une analyse des enquêtes internationales PISA 2000 et 2006 et PIRLS 2006, Marie Duru-Bellat observe que l’influence du milieu social d’origine sur les inégalités de résultats s’observe dans tous les pays, mais de manière plus ou moins importante, augmentant quand le PIB par habitant diminue. En France, 55% des élèves de classes préparatoires sont enfants de cadres ou de professions libérales, contre seulement 9% d’enfants d’ouvriers ou d’inactifs (Données du ministère de l’Education Nationale, 1995).
Alors que la croyance générale en l’importance des titres scolaires reste encore très présente (ils ont des effets sur l’obtention d’un poste [7], la rémunération et l’acquisition d’un certain statut social), l’analyse sociohistorique des mouvements de mobilité sociale réalisée par Camille Peugny montre qu’à partir des années 1970 les trajectoires ascendantes deviennent moins nombreuses et que les trajectoires descendantes augmentent, même si ce phénomène ne concerne pas toutes les catégories sociales (ni tous les enfants de cadres) avec la même force. Au milieu des années 2000, les chances qu’ont les enfants d’ouvriers (pourtant souvent plus diplômés que leurs parents) de connaître une ascension sociale ne seraient pas plus fortes que dans les années 1970.
Malgré une relative démocratisation des biens de consommation, des disparités subsistent en matière de consommation, que l’on repère dans les modes de vie et dans les rapports socialement différenciés à ces biens. En 2007, 47% des ouvriers ont une connexion Internet contre 81% des cadres (Crédoc, 2007). Au delà d’un frein économique que des subventions étatiques ou régionales cherchent à dépasser, la barrière culturelle reste un obstacle à la consommation : 22% des ouvriers sont allés au moins une fois dans l’année assister à des concerts ou des spectacles, contre 50% de cadres supérieurs (Insee, 2005). La relative dévalorisation des ressources culturelles amène à rendre moins visibles les inégalités d’accès à la culture, qui pourtant existent bel et bien. Philippe Coulangeon montre que les pratiques culturelles par ceux qui en consommaient déjà auparavant s’intensifient et se caractérisent par leur pluralité en termes de légitimité [8]. L’accès plus large à un certain nombre de pratiques jusqu’alors restreintes aux couches favorisées amène ces dernières à se distinguer par d’autres pratiques, comme les services à domicile (50% y ont recours contre 2% des couches à bas revenus). Si la PCS peut être un facteur discriminant (dans les pratiques culturelles mais également dans la participation à la vie politique), l’âge l’est également, ainsi que le fait d’avoir un handicap (les handicapés font en moyenne moins de sport, ont moins de loisirs et partent moins en vacances). Enfin, lorsqu’il est question de regarder la part consacrée aux loisirs et aux tâches domestiques en fonction du sexe, on observe sans grand étonnement que les femmes prennent davantage part aux tâches domestiques que les hommes et qu’elles ont également plus tendance à diminuer leurs loisirs personnels après la naissance de leurs enfants.
En matière de santé, Martine Gayral-Taminh, Jenny Duchier et Jean-Olivier Mallet parlent de « continuum social » pour montrer une correspondance entre les inégalités sociales de santé/les états de santé et d’autres formes d’inégalités sociales, associées à des facteurs économiques, géographiques et culturels. On observe par exemple une augmentation de l’espérance de vie entre la fin des années 1970 et la fin des années 1990, mais qui profite davantage aux hommes cadres supérieurs qu’aux ouvriers [9] et aux habitants d’Ile de France qu’à ceux du Nord-Pas-de-Calais ou des départements d’Outre-mer [10]. Inégalités que l’on retrouve également dans l’accès à une couverture santé complémentaire. Ces trois auteurs préconisent alors la mise en place de politiques publiques pour réduire les causes de la maladie en prenant en compte l’environnement social et économique, qui diffère selon les groupes sociaux.
En matière de logement, le rapport sur le « mal-logement » que la Fondation Abbé-Pierre a rédigé en 2008 indique que trois millions de personnes vivent « une problématique forte de mal-logement » (être sans domicile fixe, être privé de son domicile personnel, vivre dans des conditions de logement très difficiles). Cette situation s’est dégradée avec l’augmentation des prix de l’immobilier et le manque de logements sociaux (5% des ménages seraient en attente d’un logement social). L’inégalité est sociale mais également ethnique : Noam Léandri fait référence aux discriminations que vivent certaines personnes issues de « minorités visibles » dans ce domaine en particulier. Le lien entre la question du logement et celle de l’intégration est particulièrement souligné par Christophe Robert à travers l’étude du cas des Gens du voyage qui montre que les difficultés auxquelles ces derniers sont confrontés du fait de leur mobilité les inscrit dans une forme de précarité et d’exclusion sociales.
On apprécie, dans cet ouvrage, la répartition en plusieurs petits chapitres de l’ensemble des données très denses sur les inégalités sociales et les encadrés fréquents qui permettent de naviguer aisément dans le livre en fonction des besoins et des intérêts propres du lecteur. Par ailleurs, figurent à la fin de l’ouvrage des présentations de sites Internet mettant en ligne des données et/ou des analyses sur les inégalités sociales ainsi qu’un lexique de « termes les plus difficiles ». Ce livre se présente donc comme un outil accessible, pratique et pédagogique, comme une première aide à la recherche. Cet ouvrage souligne également de manière convaincante l’importance du choix des indicateurs dans la mesure des inégalités : la note de Jean Gadrey développe cet enjeu, montrant l’intérêt des indicateurs synthétiques (comme le BIP40) qui, multidimensionnels, permettent de montrer une progression nette des inégalités et de la pauvreté depuis 1970, ce que l’approche par les inégalités et la pauvreté monétaires ne rend pas visible. Ce choix des indicateurs est matière à débat, comme le montrent les contributions de Bihr et Pfefferkorn sur la pertinence de l’usage des classes sociales et celle de Gwénaële Calvès sur l’emploi des statistiques ethniques.
Ces débats conduisent à discuter des usages politiques et médiatiques des mesures statistiques, que Maurin et Savidan développent en montrant comment la question des inégalités est devenue à partir des années 2000 un « problème public » majeur, formulé à travers de multiples débats et discours sur le « pouvoir d’achat », le RSA ou le seuil de la richesse. La faible transparence et le difficile accès aux données sur les inégalités auraient servi deux types discours, éloignés tous deux de la réalité sociale : parler d’une explosion des inégalités ou dénier leur augmentation. Un des meilleurs moyens pour ces auteurs de favoriser la mise en place d’actions adaptées pour réduire les inégalités, c’est bien d’avoir une approche rigoureuse fondée sur des informations « fiables et pertinentes » (p.9), qui permettent de contester les représentations de sens commun, très nombreuses sur de tels sujets. Damon montre ainsi l’écart entre la « pauvreté mesurée » (en baisse) et la « pauvreté ressentie » (en hausse) ; de même, Ramaux déconstruit la notion de précarité. Maurin et Savidan précisent qu’ils cherchent à se distinguer de toute approche dramatisante (manière peut être pour eux de réagir à quelques critiques sur leur précédent état des lieux sur ce sujet, publié en 2006), qui nuirait à la crédibilité des informations données.
Et c’est bien sur ce terrain là, d’objectivité scientifique, que l’on est un peu déçu, repérant au gré de quelques contributions de qualité très variable un moralisme sous-jacent, que l’on retrouve à travers une série de petites phrases du type : « (...) la société doit faire la preuve que, sans remettre en cause les principes fondamentaux de la République, les modes de vie minoritaires ont toute leur place dans un pays moderne comme la France » (p.286). Si de tels propos peuvent être convaincants politiquement parlant (leur efficacité étant notamment tributaire, rappelons-le, du fait qu’ils s’appuient de manière rigoureuse sur des enquêtes), ils deviennent un peu gênants dès lors qu’on les appréhende du strict point de vue scientifique. D’autant plus lorsqu’ils ont tendance à être un peu trop généralisants, évoquant par exemple le caractère « râleur » (p.221) du Français pour expliquer en partie l’écart important entre la pauvreté « mesurée » et la pauvreté « ressentie », ou hyperrelativistes (cf notre brève présentation de la note de Pascale Delhaye). Il reste que le grand intérêt d’une telle publication par l’Observatoire des inégalités tient à l’important travail de rassemblement de ces données dont on a plus que jamais besoin, pour dévoiler, derrière les représentations et les discours, le réel de la situation économique, sociale et culturelle en France.