Par Jacques Ghiloni [1]
Ce livre est la transcription de neuf conférences prononcées par différents auteurs lors de débats dans diverses villes de France. Chaque texte est précédé par le témoignage d’une personne concernée directement par la question du handicap : femme atteinte d’une sclérose en plaques, jeune homme atteint de malformation cardiaque, victime d’un AVC, mère d’adulte handicapé de 28 ans, femme amputée d’une jambe, jeune homme atteint de dyspraxie, homme de 42 ans avec une paralysie partielle du côté droit, homme de 42 ans atteint de la maladie des os de verre, un homme accidenté de la circulation, un médecin du travail. Ces témoignages permettent de subjectiver les difficultés, mais aussi les réussites, liées aux situations de handicap. A noter que toutes ces interventions sont réalisées avec l’appui d’ERDF, les personnes témoignant ici étant toutes salariées par cette entreprise. Comme c’est parfois le cas, lorsque l’on transcrit des conférences prononcées par des auteurs différents, la qualité des textes est très inégale : certains apportent des éléments d’analyse pertinents, notamment pour les lecteurs qui sont néophytes dans ce domaine, et d’autres sont plus anecdotiques. Quoiqu’il en soit le livre est globalement intéressant et je rendrai compte ici d’une partie des textes seulement - pour des raisons de place - ce qui n’implique pas forcément le manque d’intérêt des autres. Parmi les intervenants, différentes disciplines sont représentées : philosophie (Robert Misrahi, Marc Hunyadi, Guillaume Le Blanc), anthropologie (Éric Minnaërt, Françoise Héritier), sociologie (Philippe Liotard), économie (Benoît Heilbrun), médecine (Jean-Claude Ameisen), science politique (Joseph Maïla).
Selon Mark Hunyadi notre regard social est immédiatement normatif, il classe les individus et en attend des comportements spécifiques à la catégorisation. La stigmatisation des personnes en situation de handicap est l’exacerbation de ce mécanisme, les personnes étant rejetées du côté de l’anormalité, mais reste un mécanisme universel de l’interaction. L’auteur ne distingue pas différents types d’handicaps, mais les différents points de vue sous lesquels le handicap particulier peut être appréhendé : Je (la personne en situation d’handicap), Tu (interaction directe), Il (observateurs extérieurs : scientifiques, politiques). Je : la subjectivité absolue, l’expérience unique de la personne. Mais elle n’est pas immédiatement donnée, elle dépend du contexte affectif, social, matériel. Le point de vue est ultime, mais aussi relationnel : si dans son milieu il éprouve sa situation comme pathologique, alors il fait l’expérience de sa vie comme vie pathologique. Donc la perception que l’individu peut avoir de son vécu peut se modifier en fonction du contexte. Tu : c’est l’interaction directe avec d’autres personnes : regards, gestes, préjugés, étiquetages... qui contribue à la construction de l’image de soi. Regard d’autrui qui peut nier la liberté voire l’individu lui-même, le réifier. Il : on y trouve les chercheurs qui considèrent le handicap comme un objet scientifique et ceux qui ont une approche politique et sociale du handicap (science médicale, conditions juridiques et administratives...). On est très éloigné du vécu subjectif. Mark Hunyadi parle de véritable violence administrative, violence unilatérale de fatalité qui redouble le désarroi du handicap. D’où la nécessité de convertir le Il en Tu afin de modifier positivement le contexte causal de la personne en situation de handicap.
« Personnes en situation de handicap » : c’est pour l’auteur une expression heureuse, défendue par Julia Kristeva, qui est une conception environnementaliste du handicap, elle s’oppose à l’expression « handicapé » qui essentialise et « personne handicapée » qui ignore toute considération environnementale ou contextuelle. Cette expression permet de différencier la déficience (appréhendée par la médecine, par exemple) du handicap (inadéquation de cette déficience avec le contexte). De fait, il peut y avoir une action du Il sur chacun de ces aspects (la déficience par le biais de la médecine par exemple) et sur le contexte (administratif, économique...), ce qui transforme le vécu subjectif de la personne en situation de handicap. L’auteur cite Amartya Sen, selon lequel les personnes qui souffrent de handicaps sont à la fois les humains les plus démunis de capabilités (handicap de gain) et les personnes les plus négligées (handicap de conversion). Conclusion : il y a irréductibilité des points de vue (Je, Tu, Il). Pour élaborer un pluralisme de ces points de vue, il faut construire un Nous.
Selon Françoise Héritier il y a coexistence de 3 modes de pensée :
Exigence de conformité à l’espèce, à la fois corporelle et psychique. Le « monstre » résulte de la volonté des dieux, ou d’une prolifération anarchique de la matière. Le prototype du monstre durant l’Antiquité était l’hermaphrodite. Par contre les anomalies résultant du vieillissement étaient mieux acceptées. Par la suite, la perfection corporelle et psychique va être exigée pour le roi, le prince (le roi ne saurait être infirme), le souverain doit être le meilleur de l’humanité. Ces exigences entraînent 2 conséquences : (1) la recherche des causes des anomalies, parfois vues comme une punition pour une faute, une sanction totalement imaginée, (mais qui reste encore sous-jacente aujourd’hui), parfois vues comme une agression (sorciers, esprits mauvais, étrangers) et enfin vues comme une composante trop faible de la personne, et (2) l’absence de compassion et d’empathie (en dehors du cercle familial), les personnes étant fuies et redoutées, délaissées (cf. La Cour des Miracles au moyen-âge, ou plus récemment les cirques, comme dans le film Freaks ou les foires, Elephant Man).
Exigence de compassion. C’est l’exigence morale de compassion de la religion en Occident, mais où c’est plus son propre salut qui compte, que de venir en aide aux autres. Avec de plus la distinction entre handicap physique qui suscite la pitié et handicap mental qui provoque la crainte.
Exigence d’égalité des droits. Chaque être humain jouit des même droits que ses semblables, et donc juridiquement et d’un point de vue éthique la prise en charge collective s’impose, comme on l’observe avec les lois contre les discriminations. Toutefois de nombreux problèmes éthiques subsistent, comme la compensation financière du handicap, le diagnostic prénatal (et la question de l’eugénisme).
Benoît Heilbrunn considère que la pensée managériale est dans l’impossibilité de penser le handicap. Il rappelle que le « handicapé », terme qu’il conteste car la personne est réduite à sa déficience, est dans la société française une personne invisible, exclue en raison de l’inaccessibilité de nombreux lieux. Cette mise à l’écart renvoie à l’idée d’écart par rapport à une norme, de l’incapacité à vivre une vie normale. Or dans la société démocratique la reconnaissance est indispensable à l’estime de soi, et cette reconnaissance repose sur la performance, sur le mérite. De même, le sentiment d’égalité conduit à apporter face au handicap une première réponse de compassion et de pitié, engendrant une spirale compassionnelle peu favorable à l’équité et engendrant de surcroît un danger de victimologie. Le discours managérial, au sein de l’entreprise, s’organise autour du contrat, de la performance, la compétence et la sanction. Or le handicap pose la question du découplage entre l’implication de la personne et la performance et donc celle de la contextualisation, nécessitant une redéfinition de la compétence qui ne soit pas strictement économique. Enfin la doxa managériale valorise la diversité, mais en même temps stigmatise la personne en situation d’handicap comme une source d’improductivité, et donc cherche à limiter les relations humaines à la ressemblance, et non à l’altérité.
Jean-Claude Ameisen cite Ricœur, et place la liberté au cœur de la solidarité. L’éthique consiste à se penser « soi-même comme un autre ». Il dénonce l’attitude qui consiste à considérer la personne dans son handicap, la percevant comme « moins » que les autres, d’enfermer les personnes dans une identité. Il rappelle la Convention internationale de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées qui demande à ce que l’on lutte contre les stigmatisations et les discriminations. Or, malgré la loi de 2005, il subsiste de nombreuses situations dramatiques (scolarisation, accessibilité, accès aux soins, isolement...). Il rappelle les 3 avis du Conseil National d’Éthique concernant certains retards en France : sur le nombre de personnes atteintes de troubles psychiatriques en prison laissées sans soins, sur la situation des personnes atteintes de surdité, sur les personnes atteintes d’autisme (notamment sur les enfants non scolarisés). Il dénonce de façon générale la misère des moyens mis à la disposition de l’école, en comparant à la situation d’autres pays comme l’Italie, ou la Suède, il met en avant le manque de volonté politique, notamment quant à la mise en place d’un accompagnement personnalisé, comme cela se pratique en Suède. Il réclame un véritable changement culturel dans les écoles, les entreprises, le monde politique... Il faut construire une société où la différence, quelle qu’elle soit, soit vue une source de richesse et non de discrimination et d’exclusion.