Par Guillaume Arnould [1]
C’est un ouvrage très approfondi que nous propose Georges Gloukoviezoff autour d’une question à la fois importante et méconnue : l’exclusion bancaire. Reprenant les diverses recherches menées par l’auteur sur le sujet et qui ont fait l’objet de sa thèse, ce livre laisse l’étrange impression d’avoir bien compris le problème et d’avoir réellement fait le tour de la question. Cette « frustration à l’envers » découle d’une maîtrise assez impressionnante de l’ensemble des sciences sociales traitant de la question bancaire. S’inscrivant ainsi dans la perspective de la socio-économie, Gloukoviezoff mobilise les articles classiques de l’économie de l’information (Spence ou Stiglitz & Weiss), les travaux dirigés par Michel Aglietta & André Orléan sur la monnaie et sa dimension anthropologique, la sociologie de l’activité bancaire (Yves Grafmeyer ou David Courpasson) avec une aisance déconcertante.
Cette facilité provient certainement de l’approche retenue dans ce livre. L’auteur part d’un fait social caractéristique de la modernité économique : le fait de ne pas pouvoir percevoir un salaire ou de prestations sociales sans disposer d’un compte bancaire. Il cherche à caractériser cette situation économique. Pour ce faire, il va organiser sa réflexion en quatre parties : les trois premières pour décrire l’évolution qui a débouché sur l’exclusion bancaire et la quatrième pour étudier les solutions existantes pour affronter le problème. La thèse de l’auteur est simple et efficace : l’exclusion bancaire découle d’un changement de fonctionnement des établissements de crédit. Ceux-ci ne cherchant plus que la rentabilité, cette contrainte les pousse à éviter de servir les clients à risques. La recherche menée par Gloukoviezoff est un thème assez classique dans les sciences sociales anglo-saxonnes, mais n’avait pas encore été mené en France. Il le fait dans une perspective remarquable car il confronte les acquis théoriques des sciences sociales, présente ses propres données (qualitatives et quantitatives) et en montre toujours les limites de construction.
La réflexion très stimulante de l’auteur fonctionne sous le mode généalogique à la Michel Foucault quand elle va rechercher dans la construction historique, légale et sociologique l’origine de la financiarisation de la société française. Cette première partie est un heureux rappel du rôle joué par l’Etat dans le développement de l’activité bancaire en France et de ses nombreuses spécificités. La complémentarité entre l’autorité publique et les mécanismes de marché qui avait prévalu au cours du XXe siècle avait permis un fort développement du réseau bancaire et de l’accès des français au compte en banque dans une double logique : promotion et protection. Faire bénéficier le plus grand nombre des services bancaires sans placer la rentabilité économique au premier rang. Gloukoviezoff, comme bien d’autres auteurs de sciences sociales, fait apparaître le tournant néo-libéral des années 80 où la diffusion des produits bancaires se poursuit mais dans une logique principalement mercantile et commerciale. La rentabilité devient l’objectif primordial des établissements de crédit, les innovations et la concurrence les poussent à proposer des prestations élaborées qui ne sont pas adaptées à tous les publics. Moment clé, véritable « transformation » au sens de Polanyi.
La deuxième partie approfondit cette rupture et prend appui sur la socio-économie des services développée par Jean Gadrey. Dans la relation bancaire, il faut tenir compte de l’output et de l’outcome, c’est-à-dire de la rentabilité du produit vendu au client d’une part et de la qualité du service rendu au même client d’autre part. Une véritable prestation de services bancaire nécessiterait de tenir compte des deux aspects pour offrir des produits adaptés aux divers clients potentiels. Mais comme l’activité bancaire est par essence marquée par l’incertitude (sur le remboursement notamment) cet idéal d’une relation copilotée par le banquier et le client entre en contradiction avec l’impératif de rentabilité. Ceci explique le succès des modèles d’économie de l’information qui modélisent la relation de crédit entre des agents opportunistes, qui chercheront à se soustraire à leurs obligations de remboursement dès que possible. L’activité bancaire relève ainsi de plus en plus d’une approche quantitative basée sur la statistique : les clients sont notés, évalués sur leur capacité de remboursement, selon leurs défauts passés, leurs revenus … et les offres des banques dépendent de ce scoring. Se mettent ainsi en place des mécanismes fondamentalement inégalitaires de sélection des clients rentables et d’éviction des clients potentiellement risqués.
La troisième partie du livre de Gloukoviezoff est la plus analytique où l’auteur précise ce qu’il entend précisément par le terme d’exclusion bancaire. S’inscrivant dans la démarche de Serge Paugam (qui dirige la collection qui accueille l’ouvrage) il montre que la relation bancaire peut déboucher sur une logique d’exclusion pour certains individus selon un processus gradué. Avant la phase d’exclusion proprement dite marquée par des phénomènes tels que l’interdiction bancaire ou les procédures de surendettement, Gloukoviezoff distingue la phase de domination bancaire où le client ne reçoit de la banque que ce qu’elle veut bien lui proposer. On constate ainsi que de nombreux clients ne se voient pas proposer les produits bancaires adaptés mais au contraire les produits les plus rémunérateurs pour les établissements de crédit. Ces petits clients sont paradoxalement très rentables pour les entreprises … La seconde phase est celle de la disqualification bancaire où l’auteur insiste sur les processus de légitimité. Les individus sont perçus par les banques comme incapables de gérer leurs comptes, mais se disqualifient également par des pratiques d’esquive et de refus de la relation bancaire qui les condamnent et stigmatisent encore plus. Ainsi l’exclusion bancaire est marquée par la difficulté d’accéder aux services bancaires. L’auteur montre donc que cette situation de pauvreté réduit en réalité les droits et les capabilités des individus à mener leur vie sociale dans une société financiarisée.
Dans une quatrième et dernière partie, Gloukoviezoff évalue les capacités de l’Etat et du marché à apporter des solutions à l’exclusion bancaire. Concernant la logique marchande et en cohérence avec sa réflexion l’auteur montre que ce n’est pas du marché qu’il faut attendre le moindre progrès. Suppression du taux de l’usure, droit au compte … ne sont pas des solutions car elles restent dans la logique de rentabilisation de la relation bancaire. Pourtant ce n’est pas une simple intervention publique qui permettrait à ceux qui ont le plus de mal à gérer les services bancaires d’éviter les processus d’exclusion. La nationalisation des banques, les banques spécialisées pour les pauvres … ne remettent nullement en question l’exclusion qui découle de la financiarisation marchande. Finalement, ce qui semble le plus prometteur est un retour à un véritable copilotage de la relation bancaire entre le client et son banquier afin de définir une offre adaptée aux besoins et qui tienne compte autant de l’output que de l’outcome.