Par Igor Martinache
En dépit de l’actualité, il ne s’agit pas ici du dernier album de Marc Lavoine, ni d’un documentaire sur ce rite bisannuel consistant à avancer ou reculer nos montres d’une heure pour enrayer un tantinet le gaspillage d’énergie (et qui donne lieu à son cortège habituel et souvent cocasse de rendez-vous manqués...), mais d’une fiction dense sur les relations familiales, les oeuvres d’art et leur marchandisation problématique. A croire qu’Olivier Assayas l’ait réalisée exprès pour les candidats à l’agrégation de sciences économiques et sociales [1] !
En fait, le réalisateur et ancien critique des Cahiers du Cinéma, à qui l’on doit notamment Désordre (1986), Irma Vep (1996), Les destinées sentimentales (2000), Demonlover (2002), Clean (2004) et Boarding Gate (2007), change encore une fois -du moins en apparence- de registre en signant cette fois un drame d’allure très « française » [2] . Tout est parti d’une commande du Musée d’Orsay, qui, pour célébrer ses vingt années d’existence, a commandé une série de courts-métrages à quatre réalisateurs confirmés : Olivier Assayas donc, ainsi que son mentor et ami Hou Hsiao Hsien, Raoul Ruiz et Jim Jarmusch. Le projet a finalement été abandonné, mais n’en a pas été totalement stérile pour autant, ayant planté les germes de personnages et de réflexions dans l’esprit du cinéaste.
L’heure d’été, c’est donc ici cet écoulement particulier du temps, quand les familles, surtout bourgeoises, interrompent leur course quotidienne pour se réunir dans le calme du jardin de leur maison familiale et faire le point sur leurs existences et leurs relations. Un rituel plus ou moins fréquent selon les familles, mais pour lequel la saison estivale s’avère particulièrement propice. Ici, ce sont donc trois générations qui se réunissent autour d’Hélène (Edith Scob) qui « fête » ses soixante-quinze bougies. « Fête », le mot est en fait peu adapté, puisque celle-ci broie du noir et, sentant sa fin arriver, tient à profiter de l’occasion pour faire l’inventaire de son riche patrimoine artistique avec son fils aîné, Frédéric (Charles Berling). Sa maison tient en effet du musée, tant elle regorge d’oeuvres d’art créées ou collectées par son oncle, le célèbre peintre Paul Berthier à la mémoire duquel Hélène a consacré sa propre existence. Professeur d’économie à Sciences-Po, Frédéric est en effet resté le plus proche de sa mère, tant géographiquement qu’affectivement, tandis que sa soeur Adrienne (Juliette Binoche) et son frère Jérémie (Jérémie Rénier) sont partis poursuivre leurs carrières respectives aux Etats-Unis et à Shangaï, l’une dans le design et l’autre comme cadre supérieur d’un grand équipementier sportif.
Reste que quelques mois plus tard, la prédiction d’Hélène se réalise effectivement [3], obligeant ses enfants à se réunir à nouveau et à se confronter à un héritage dont les objets ne sont pas forcément la composante la plus encombrante...
De nombreux thèmes intéressant la réflexion sociologique sont ainsi abordés dans ce film, qui part d’une expérience malheureusement aussi dramatique que commune, quoique vécue très différemment selon les milieux sociaux : la perte d’une mère. On y voit ainsi en quoi cet événement incarne un révélateur des relations interpersonnelles au sein de la famille, où, malgré l’avènement de la famille « nucléaire » et « relationnelle » qu’avait déjà repéré Durkheim [4] et son entrée dans la « seconde modernité » [5], les non-dits et tensions latentes restent vifs [6]. Ainsi, le benjamin, Jérémie incarne-t-il particulièrement cette tension entre appartenance à la parenté et l’autonomisation dans la création de sa propre famille nucléaire : il revendique ainsi son rôle de chef de famille et de cadre en ascension pour justifier son installation à l’autre bout du monde, et, comme sa soeur, son désir de voir revendre la maison maternelle. Car la maison et son contenu sont bien au coeur des enjeux de l’héritage, dont les travaux d’Anne Gotman notamment ont bien montré la fonction cultuelle [7]. Car les objets, comme la parenté, ne reçoivent pas le même investissement affectif de la part des différents membres de la fratrie : ainsi, chacun se montre-t-il à tour de rôle attaché à telle ou telle pièce de l’héritage à laquelle les autres n’avaient pas accordé la moindre importance. On retrouve ainsi bien illustrée non seulement la fonction « transitionnelle » des objets chère aux psychologues [8] qui se révèle particulièrement importante dans les processus de deuil, mais aussi la personnalisation du rapport à l’histoire familiale, chacun construisant son propre « panthéon » des aïlleuls dignes de souvenir, comme l’illustre ici la lutte d’interprétation que se livrent les trois « enfants » à propos de la nature des relations que leur mère entretenait avec son illustre oncle [9].
Outre celle de la famille, la sociologie de la culture occupe également une place importante dans L’heure d’été, qu’il s’agisse de la question de la reconnaissance des oeuvres, qui se pose aussi bien quand Adrienne présente ses créations en termes de design que quand Frédéric donne à Eloïse (Isabelle Sadoyan), la fidèle employée de sa mère, en souvenir un vase qu’il croient tous deux sans valeur autre que sentimentale alors qu’il s’agit d’une oeuvre d’art de premier plan. Comment valoriser objectivement une oeuvre face aux différences d’appréciation subjective ? Voici une question cruciale à l’heure où l’on cherche de plus en plus à marier culture et marché. Plutôt que d’apporter une réponse définitive, Olivier Assayas montre ici les tensions qui sous-tendent la question, entre valeur affective et valeur marchande des biens, ou entre la singularité d’une oeuvre et le travail de mise en relation avec les autres que nécessite leur estimation. Il donne également à voir les trop rarement montrés circuits que suivent les oeuvres d’art lorsqu’elles passent d’une collection privée à un musée - ici celui d’Orsay. On y voit ainsi les divers intervenants de la chaîne, des huissiers aux responsables de la commission des dations, jusqu’au sentiment étrange de Frédéric lorsqu’il retrouve derrière une vitrine de l’institution parisienne les objets dont il avait pris l’habitude d’être entouré durant son enfance.
Voici un aperçu des thèmes abordés dans ce film qui pourront intéresser un regard sociologique. Il rappelle notamment comment la frontière entre marchand et non-marchand passe au coeur de la famille comme des mondes de l’art [10], mettant ces derniers en tension. Autant de bonnes raisons sociologiques d’aller voir ce film, même si ce ne sont évidemment pas les seules...