Par Fabienne Federini [1].
« Enfin ! », pourrait-on dire. Enfin, un livre de Marc Bloch qui réunit à la fois ses articles d’historien, ses textes d’engagé volontaire lors des deux guerres mondiales et ses écrits clandestins des années 1943-1944. Car Marc Bloch fut plus que le fondateur connu et reconnu de la revue des Annales, il fut aussi parallèlement à son « métier d’historien » [2] et sans doute aussi en raison même de la conception qu’il en avait, un combattant engagé volontaire lors des deux guerres mondiales puis dans la résistance armée, comme le furent les philosophes Jean Cavaillès et Jean Gosset [3], comme le fut aussi l’écrivain Jean Prévost [4]. Comme eux [5], Marc Bloch ne survécut pas à l’occupation nazie, puisqu’il fut fusillé en 1944. Comme eux, on méconnut longtemps ce qu’il fit durant les années noires. Et on peut légitimement s’interroger sur ce qui a conduit à passer sous silence ces exemples d’intellectuels qui prirent les armes contre l’occupant nazi et qui, souvent, ont existé professionnellement avant la guerre. Pourquoi leur mémoire ne fut-elle portée ni par les écrivains (pour Jean Prévost [6]) ni par les universitaires (pour Marc Bloch [7]) ni par les revues au sein desquelles ils furent pourtant des rédacteurs investis (comme Esprit pour Jean Gosset) ? Comment ne pas être frappé par la convergence des propos tenus par les descendants de ces intellectuels ainsi que par l’identité de leur sentiment, pour ne pas dire de leur intime conviction, que ces morts-là dérangeaient sans doute leurs contemporains au point qu’il fut plus facile de les évacuer en en faisant soit des héros soit des martyrs plutôt que d’essayer de comprendre ce qui les avait amenés à s’engager de cette manière-là ; ce qui, a contrario, aurait permis d’éclairer les processus qui en avaient amené d’autres (souvent leurs pairs) à effectuer d’autres « choix » que les leurs. Il faudra bien un jour se pencher sur les raisons d’un tel silence, comme commença de le faire Etienne Bloch à propos de son père : « Est-ce parce qu’il était aberrant aux yeux de beaucoup d’universitaires qu’un professeur proche de la soixantaine, arrivé au faîte des honneurs, abandonne ses chères études pour s’engager totalement dans la Résistance ? Est-ce parce que n’étant ni gaulliste, ni communiste, ni adhérent d’aucun parti, aucune organisation ne désire reconnaître mon père parmi les siens ? Est-ce parce que reconnaître à mon père le rôle très important qu’il a joué dans l’organisation de la résistance risquerait de porter ombrage à ceux qui ont survécu et qui s’attribuent des mérites auxquels ils n’ont pas toujours droit ? Est-ce parce que la solidarité jouant entre les classes dirigeantes, ceux qui font partie aujourd’hui de ces classes dirigeantes et qui sont les fils de ceux qui de son temps dirigeaient le pays, n’ont jamais pardonné à mon père de les avoir considérés comme les responsables du désastre de 1940 et du retard de la France dans son développement économique et social ? » [8]
Une des manières d’évacuer le résistant qui encombrait a été de dissocier les œuvres de Marc Bloch de ses combats politiques de citoyen, alors même qu’il y a entre ce qu’il était, ce à quoi il s’intéressait en tant qu’historien et ce qu’il fit comme combattant une si grande et si évidente cohérence. Comme le note Annette Becker dans sa préface, « l’œuvre de Marc Bloch permet une mise en abyme de sa méthode expérimentale, de sa vie à l’histoire : il a fait de ses guerres, et particulièrement de la première, un véritable atelier de sa pensée. » (p. XIII). De même, comment aujourd’hui ne pas lire ce qu’écrit Marc Bloch en 1943 à la lumière de ce que fut son engagement résistant à ce moment-là : « Certes les consciences ont leurs cloisons intérieures, que certains d’entre nous se montrent particulièrement habiles à élever. Gustave Lenôtre s’étonnait inlassablement de trouver parmi les Terroristes tant d’excellents pères de famille. Même si nos grands révolutionnaires avaient été les authentiques buveurs de sang dont la peinture chatouillait si agréablement un public douillettement embourgeoisé, cette stupeur n’en persisterait pas moins à trahir une psychologie assez courte. Que d’hommes mènent, sur trois ou quatre plans différents, plusieurs vies qu’ils souhaitent distinctes et parviennent quelquefois à maintenir telles ? De là, cependant, à nier l’unité foncière du moi et les constantes interpénétrations de ces diverses attitudes, il y a loin. Etaient-ils l’un pour l’autre deux étrangers, Pascal mathématicien et Pascal chrétien ? Ne croisaient-ils jamais leurs chemins, le docte médecin François Rabelais et maître Alcofribas de pantagruélique mémoire ? [9] Comment après une telle déclaration continuer à penser qu’il n’y a pas de lien, qu’il n’existe aucune unité entre l’historien Marc Bloc et le résistant Narbonne ? C’est tout l’intérêt de cette si belle et si nécessaire publication.