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L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste

Un ouvrage de Frédéric Lordon (Paris, La Découverte, coll. "Armillaire", avril 2006, 235 p., 23€)

publié le lundi 11 septembre 2006

Domaine : Anthropologie , Economie , Philosophie

Sujets : Economie

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Par Matthieu Hély [1]

Le projet intellectuel du livre de Frédéric Lordon est ambitieux : il s’agit de fonder une anthropologie économique des actions humaines. Le propos de l’auteur n’est donc pas circonscrit à la sphère économique, mais entend dépasser les conceptions réductrices de « l’intérêt » dont les théoriciens se réclamant du Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales (MAUSS) sont parfaitement représentatifs. Ces derniers ne font en effet appel à cette notion que dans le sens d’un « intérêt utilitaire ». Les théories du don élaborées dans le sillon du MAUSS sont d’une certaine façon « pétries de bonnes intentions », nous dit l’auteur. En dénonçant le cynisme calculateur de l’Homo oeconomicus, elles pêchent par angélisme en radicalisant la posture désintéressée et altruiste d’un Homo sociologicus, un peu trop beau pour être vrai. Et si les critiques du MAUSS à l’égard d’une conception dogmatique de l’Homo oeconomicus ignorant le contexte social dans lequel sont « encastrées » les conduits économiques sont convaincantes, elles se font souvent en rigidifiant de façon excessive l’opposition entre don et intérêt. A tel point que l’intérêt n’est envisagé que sur le mode instrumental. Or, pour dépasser cette opposition stérile (le désintérêt peut avoir un certain « intérêt » et la défense de ses intérêts passe parfois par une attitude désintéressée), Frédéric Lordon fait appel à la notion, empruntée à Sipnoza, du conatus qui désigne le fait de « persévérer dans l’être en tant qu’être ». Cette notion est « intéressante » car elle est axiologiquement neutre et évite d’avoir à invoquer une conception ontologique. De plus « le conatus apparaît comme un self-interest mais en un sens tellement fondamental qu’il ne saurait être confondu avec l’intérêt utilitariste. Lequel n’est qu’une mise en forme historique particulière, parmi de nombreuses autres possibles, de l’impulsion primordiale » (p.50).

La thèse de Frédéric Lordon repose sur l’argument selon lequel l’institution du rapport de don/contre-don remplit une fonction sociale précise : conjurer la violence inhérente à l’antagonisme des conatus. D’une certaine façon, le procès de civilisation n’est rien d’autre qu’une succession de « mises en forme », historiquement et socialement structurées, de la rencontre des conatus afin que la violence qui en résulte soit comprimée et que les hommes parviennent à vivre ensemble sans s’entretuer. L’acte de consommation marchande se révèle ainsi totalement déshumanisé si l’on fait exception des formules toutes faites (« et avec ceci ? », « c’est pour offrir ? »...etc.) qui sont chargées d’en euphémiser le contenu et la signification. Tout se passe donc comme si les individus passaient leur temps à dénier la violence inhérente aux échanges sociaux en les enrobant dans des formes socialement convenues. Et si la poursuite de l’intérêt individuel, au sens utilitaire, est devenue légitime, ceci n’a été possible qu’au terme d’un long processus historique dont Hirschmann avait déjà tracé les grandes étapes dans son livre Les passions et les intérêts. Frédéric Lordon dégage ainsi de façon analytique trois configurations différentes de l’échange : d’une part, le don comme forme d’échange symbolique, le « donnant-donnant » consacré par le marché, et enfin une configuration intermédiaire conciliant ces deux formes extrêmes. Il précise par ailleurs que « les dispositifs de la réciprocité ne peuvent que sublimer, mais jamais extirper, ces pulsions élémentaires qui restent alors à l’horizon de toutes les pratiques sociales » (p.99). Les pratiques de don/contre-don s’inscrivent ainsi dans une mise en scène de l’hypocrisie collective qui consiste à dénier que tout l’intérêt qu’il peut y avoir à se montrer désintéressé : « le bienfait est une comédie, c’est d’accord, mais c’est une comédie sérieuse et impérative » nous dit-il (p. 146).

Au fond, le don remplit la même fonction que les philosophies du contrat social : il rend la vie en société possible en proposant une alternative à la lutte pour la survie. Mais, tout comme ces philosophies, l’altruisme inconditionnel et unilatéral qu’il incarne n’est en fait qu’une fiction que les usages sociaux ont pour objet d’entretenir. On n’est donc pas en soi « altruiste » et « généreux » ou, au contraire, « cynique » et « calculateur » par essence et de façon irréductible. Chaque être humain peut se montrer à la fois intéressé et désintéressé, tout simplement parce qu’il est pris dans une « lutte pour la reconnaissance » et qu’il a besoin du regard d’autrui pour exister. La naturalisation des comportements sociaux implicitement contenue (« altruisme » / « cynisme ») dans les théories du don élaborées dans le cadre du MAUSS repose donc en dernière instance sur une conception ontologique. A ce titre, le cadre conceptuel forgé par Frédéric Lordon propose une alternative stimulante permettant de se sortir des fausses oppositions et d’éviter de penser en rond. Cependant, le propos de l’auteur, tout aussi fécond qu’il soit, en reste au stade spéculatif et on aimerait en vérifier la validité en le confrontant à des données empiriques. Mais, ce sera sans doute l’occasion d’une prochaine publication...

NOTES

[1Matthieu Hély est attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université Paris X-Nanterre et chercheur associé au Centre Maurice Halbwachs (Equipe de Recherche sur les Inégalités Sociales).

Note de la rédaction

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