Par Didier Bastide [1]
Plus de trente ans après « l’invention » par Alain Touraine de « l’intervention sociologique », présentée pour la première fois dans La voix et le regard [2], Olivier Cousin et Sandrine Rui, enseignants-chercheurs à l’université Victor Segalen Bordeaux 2 et membres du CADIS, opèrent un retour dans cet ouvrage sur ce qui constitue, au moins « jusqu’au tournant des années 1990 », à la fois la singularité méthodologique de leur laboratoire [3] qui porte le nom de cette pratique de recherche, en même temps qu’un marqueur identitaire.
L’intervention sociologique « pratique d’une théorie qui s’appuie sur la capacité d’analyse et d’interprétation des acteurs pour appréhender le sens de leurs engagements et des situations dont ils font l’expérience, ... analyse d’une auto-analyse à partir d’un travail construit par des acteurs et des chercheurs » (p. 8), émerge afin d’étudier l’action collective. Ceci dans un contexte intellectuel et institutionnel, présenté succinctement dans le premier chapitre, puis éclairé sous différents angles dans les trois chapitres suivants. Michel Wieviorka dans un entretien à CNRS Le journal, synthétise ce climat de recherche ainsi : « À la fin des années soixante-dix, nous étions trois sociologues - Zsuzsa Hegedus, François Dubet et moi-même - particulièrement soudés autour d’Alain Touraine, partisan d’une sociologie de l’action. C’est-à-dire d’une sociologie qui s’intéresse au sens de l’action, et notamment à la capacité des mouvements sociaux à se projeter dans l’avenir. C’est sur ce fondement, de même que sur nos affinités intellectuelles, que s’est créé tout naturellement le CADIS, qui traite aussi bien du syndicalisme et de l’altermondialisme que du terrorisme, de la violence, de l’éducation, des relations de genre, de l’islam ou du racisme » [4].
Ensuite sont détaillés en une quarantaine de pages, les principes qui régissent les modes de construction des groupes d’acteurs qui vont se confronter aux chercheurs au cours de plusieurs séances, mais aussi le rôle de chacune des parties et les modalités pratiques des échanges, comme l’étalement sur plusieurs semaines des discussions, avec les mêmes acteurs. L’intentionnalité étant de rompre avec les discours idéologiques, les allants de soi. « C’est une méthode physique... C’est une méthode où tu te coltines un groupe quasi-physiquement, émotionnellement, enfin où tu mets en jeu des choses... Sinon ça ne marche pas » (p. 36), comme l’affirme Didier Lapeyronnie. Le développement ainsi émaillé d’exemples concrets s’en trouve fluidifié, et évite l’aspect parfois rébarbatif des manuels méthodologiques.
L’intervention sociologique constitue le prolongement pratique d’une théorie, d’une représentation du monde social, l’actionnalisme, qui confère aux acteurs et à leurs actions, autrement dit « leurs œuvres, leurs créations, leurs réalisations et... le contrôle de ce qu’ils font » une place centrale dans l’analyse. Le deuxième chapitre revient donc sur cette perspective théorique, et sur la posture et les ruptures qu’elle renferme. Ensuite est mis en relief le glissement de l’intervention sociologique du « mouvement social au sujet » pour reprendre l’intitulé d’un paragraphe. Pour le dire rapidement à l’étude de mouvements sociaux (mouvement étudiant, mouvement régionaliste, mouvement anti-nucléaire...), succède une première série de travaux portant toujours la marque d’un collectif mais à l’allure « d’anti-mouvement sociaux » (le terrorisme, la violence, l’antisémitisme ou le racisme) puis un deuxième ensemble portant sur l’expérience des acteurs [5]. Bref, selon la formule de Louis Quéré, l’intervention sociologique passe « d’une historicité sociopolitique à une historicité du quotidien ».
Le troisième chapitre élargit le regard, afin de questionner la place de l’intervention sociologique dans les sciences sociales. Les auteurs en premier lieu retracent la filiation avec d’autres méthodes de groupes et d’intervention hétérogènes, depuis les différentes approches qui voient le jour en France dans l’après-guerre notamment dans le champ de la formation permanente et du travail social, jusqu’aux tentatives de dialogue d’Alain Touraine avec la psychanalyse et la psychologie sociale. Puis en second lieu sont analysés trois points de critique à l’égard de l’intervention sociologique, saisis comme modalités d’interrogation sur la validité et la portée des résultats.
Pour clore leur réflexion, Olivier Cousin et Sandrine Rui reviennent dans un dernier chapitre aux « ficelles » de l’intervention sociologique exposées au commencement, afin de souligner d’une part les lourdeurs (en termes de coût, de temps, d’implication pour les chercheurs), d’autre part la faible transmission de cette méthode, relevées comme autant de raisons à la « place discrète [occupée] dans le paysage méthodologique des sciences sociales ».
L’objectif des auteurs, consistant d’une part à présenter et à décrire l’intervention sociologique, d’autre part à relever ses évolutions, à la fois sans panégyrique et en faisant « l’économie d’un travail de justification et de légitimation » est parfaitement atteint. Le parti pris d’aborder cette méthode à partir de ses usages concrets, à l’aide de témoignages de plus d’une trentaine de chercheurs (sociologues pour la plupart, mais aussi politistes, psychologues ou chercheurs en sciences de l’éducation) confrontés à une mise en perspective de la littérature sur la question (y compris la littérature grise), permet de réfracter le caractère vivant et évolutif de l’intervention sociologique. Ce faisant, même s’ils s’en défendent, les auteurs font œuvre d’historiens de la sociologie et d’épistémologues.