Par Maxime Drouet [1]
En France, la notion de public a longtemps été minorée, voire déconsidérée, au profit d’autres opérateurs de description de la vie sociale. Depuis un peu plus d’une décennie, la convergence de plusieurs programmes de recherche en philosophie et en sociologie lui a donné une seconde jeunesse. Cette réhabilitation s’appuie principalement sur un usage de méthodes qualitatives telles que le compte rendu ethnographique, l’entretien ou encore la reconstitution rétrospective. Tant et si bien que le courant pragmatiste se confondrait presque avec ces méthodes qualitatives. Dans une perspective méthodologique, l’ambition du travail de Mathieu Brugidou est d’articuler cette approche avec les techniques quantitatives. Leurs usages standardisés laissent, a priori peu de place à cette notion de public.
Dans des sociétés ouvertes au sein desquelles les controverses, les affaires ou les disputes (pour reprendre trois des principaux concepts développés par les sociologies d’inspiration pragmatiste) rythment la vie publique, Mathieu Brugidou considère que l’enjeu méthodologique n’est plus tant d’agréger des opinions en « pour » ou « contre » que de les « diffracter » en différents publics. L’heure est à la restitution dynamique des arguments et de « la plasticité des publics » (p.13). Mathieu Brugidou prend ainsi l’exemple des Français réticents envers l’énergie nucléaire : quoi de commun « entre un public jeune et diplômé tablant sur le progrès de la science pour remplacer le nucléaire et un public âgé et peu diplômé, préoccupé avant tout de sécurité, estimant que le nucléaire est trop dangereux ? », s’interroge-t-il (p.31).
Au terme d’une relecture sans surprise de la tradition pragmatiste anglo-saxonne et de sa déclinaison française (de Louis Quéré et Daniel Cefaï à Joëlle Zask et Bruno Latour en passant par Luc Boltanski et Laurent Thévenot), Brugidou retient quatre thèses principales pour délimiter les terrains, construire les enquêtes et analyser les données qui font le cœur de l’ouvrage. Les trois premières thèses s’avèrent relativement classiques dans le cadre d’analyse pragmatiste des publics : les publics se développent autour d’un « enjeu » (sous la forme d’un « problème » ou d’un événement par exemple) ; la consistance des publics dépend de la compétence des individus à se référer à une grammaire du public et d’un monde commun ; les publics ne peuvent être correctement analysés sans prendre en compte le « contexte d’interaction » auquel ils sont liés. L’annonce de la mort d’un président ne présente pas les mêmes caractéristiques d’interactions que l’installation d’une centrale nucléaire. La dernière thèse fait tout l’intérêt et l’originalité du travail de Mathieu Brugidou : les publics d’un problème peuvent être décrits par l’usage de sondages appropriés à partir du moment où l’on conçoit ce dispositif comme une scène publique à part entière. À partir de cette scène publique expérimentale, le sociologue va confronter les prises de positions des individus concernés par un enjeu ou susceptibles de l’être. L’usage privilégie des méthodes factorielles et la statistique textuelle qui permettent de concilier représentativité et diversité des points de vue. Mathieu Brugidou, aidé de ces deux types d’outils statistiques, revalorise ainsi l’usage des questions ouvertes, habituellement sous-utilisées en raison des difficultés de dépouillement qu’elles induisent.
La lecture du livre de Brugidou présente au moins trois intérêts. Le lecteur non familier de la tradition pragmatiste et intéressé par sa déclinaison quantitativiste trouvera ici une introduction utile et des pistes de travail stimulantes. Il faut également souligner que les différents cas analysés par Brugidou sont tous exposés de manière claire, ce qui permet de suivre le cheminement du travail de dépouillement et d’analyse. Il participe ainsi à la pédagogie, toujours nécessaire, des analyses factorielles - méthodes dont l’usage reste souvent parcimonieux en sciences sociales. Le principal intérêt de l’ouvrage réside surtout dans les déploiements « expérimentaux » du sondage. À travers les différents enjeux qu’il analyse et à partir desquels il décrit les publics associés, Mathieu Brugidou dessine un nouvel usage des sondages. Il s’agit d’abord d’utiliser ce dispositif dans des contextes restreints ou des situations bien délimitées. Le sondage peut s’adapter à un contexte géographique bien déterminé. L’enjeu n’est plus d’obtenir des résultats à l’échelle d’une société mais de se concentrer sur l’analyse des publics qui émergent à partir d’un enjeu précis. D’autre part, il est nécessaire alors de proposer « dans le cheminement du questionnaire, des contextes et des éclairages contrastés sur les problèmes de manière à mesurer les effets d’information et d’argumentation, en recueillant des discours grâce à des séquences de questions fermées et ouvertes, et en suivant dans le temps la dynamique de ces controverses. » (p.192) Le respect que Mathieu Brugidou témoigne pour les situations et les publics qu’il entend décrire est également une manière d’obtenir la coopération des différentes parties prenantes.
Par cette méthode, plusieurs types de publics sont analysés avec succès : les salariés d’EDF et leur représentation concernant l’avenir du nucléaire, un panel de Français interrogés quelques jours après la mort de François Mitterrand, ainsi qu’un échantillon géographiquement situé et mobilisé autour d’un projet de ligne à très haute tension. Au fil des différents cas exposés, que le lecteur suit étape après étape, on en vient presque à regretter que l’auteur ne cesse de replacer son argumentation dans le débat interminable sur l’usage des sondages. Le livre aurait sûrement gagné en force et en clarté s’il ne cherchait pas en permanence à se positionner dans le lancinant débat pro- ou anti-sondage, alors même qu’une grande partie des chercheurs en sciences sociales affirment la nécessité de cumuler les différentes méthodologies (une posture qui n’est d’ailleurs pas du tout incompatible avec la dénonciation des mésusages politiques et médiatiques des sondages). Ceci est d’autant plus regrettable que, dans les différents cas qu’il expose au lecteur, l’articulation avec d’autres méthodes est absente ou reléguée en note de bas de page, c’est-à-dire jamais véritablement confrontée. La division méthodologique du travail sociologique règne encore avec cet ouvrage. Ce livre est sans aucun doute un travail important dans l’évolution de l’analyse des publics et des controverses. Espérons néanmoins que le décloisonnement méthodologique sur ces questions devienne plus effectif.